[19 Dollune 1100] La porte flamme.

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Skadi avait fui le sanctuaire dans lequel on l'avait amenée, ce n'était pas là où elle devait se rendre. On l'y avait transporté par urgence, par inattention ... par incompétence. Les troubles lui couraient désormais dans les talons, et elle avait voulu s'en aller. Trois pas hors du moulin désossé l'avaient rappelée au lit, avec des bandages renouvelés et un matelas sur lequel on l'avait forcée à s'allonger. Non, elle n'avait pas contesté, elle était presque tombée inconsciente seulement à respirer l'air du jour, lorsque des fidèles l'avaient ramenée à sa couche, elle ne voyait le monde qu'entre de fins rideaux clos.

Rendormie, elle battait des épaules sur sa couche, secouant son visage dans tous les sens tandis que ses yeux contemplaient l'obscurité de ses paupières. Mais en lieu et place de ténèbres, il s'agissait de visions, de rêves ... de cauchemar. Le visage de son père lui était apparu pour la première fois depuis tant d'années. Il hurlait, souffrait, agonisait, et elle, elle se voyait agenouillée, paumes posées sur ses cuisses à le regarder dans sa peine, sans réagir, sans même battre des cils. Le vent porta la rumeur d'un chuchotis, d'un écho.

Dans sa chambre de pierre, elle ouvrit subitement les yeux, ses cernes étaient encore marquées des traits de la fatigue. Elle était seule, mais les doux bruissements de voix dans le couloir semblaient incarner le prélude à l'interruption de cette solitude tant désirée. Les gonds de la porte gémirent, Skadi voyait toujours trouble. Un crissement lui fit plisser les paupières, tandis qu'elle tournait la tête. L'effigie de son seigneur, l'aspect de Kamaâl, l'apparat de sa maîtresse était là, juste à son côté.

Avec peine, la rouquine se redressa lentement, grognant de la douleur qui lui transperçait le ventre. Mais elle se mit à genou sur son lit, en dépit du vestige de sa souffrance. Son état était pitoyable, cette simple manoeuvre avait déjà commencé à faire se forcer de lourdes expirations hors de ses lèvres. Ses pupilles tenaient à peine droite dans les orifices creusés du masque aux couleurs obsidienne.

Lentement, elle courba l'échine, joignant presque son front aux bouts de ses genoux. Elle ne releva que partiellement le visage, juste assez pour distinguer les bottes de sa supérieure. Avec un sourire expirant, elle n'eut qu'une maigre réponse.

- C'est trop d'honneur ... que de vous voir, Grande Prêtresse. Merci ...

Le ton de sa voix était destitué de son insolence ordinaire, seule demeurait une docilité dont l'obédience n'était égalée que par l'ardeur de la foi de la rouquine. La seule ombre au tableau de sa dévotion en apparence parfaite était les inspirations de douleur et les grognements souffrants qui entrelaçaient ses mots, lacérant ses phrases de pauses brutes et rendant manifeste la nécessité des bandages qui entouraient son ventre mis à nu. Le souvenir écarlate de sa mortalité subsistait en rappel mortel sur le linge blanc et faisait tant mal à sa chair qu'à son orgueil.

- Pardonnez ... mes erreurs. Je n'ai pas su être parfaite. Je n'ai pas su ... être digne de notre seigneur.

Elle pouvait à peine aligner correctement ses phrases, le ton sérieux qu'elle employait se reflétait sur son visage droit, pourtant contrit par sa plaie. Il y avait eu des pertes chez les masques, elle-même avait été blessée ... Skadi s'en voulait pour ces péchés qui avaient résultés de son imprudence.

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La rouquine baissa les yeux ... ce n'était pas de l'intimidation, ou bien même une forme de regrets, mais ... y avait-il d'honneur assez grand pour repayer autant de vies ? Medegdekh lui avait autrefois appris que chaque âme envoyée en offrande aux terres ardentes servait une cause plus noble, mais aucun brasier n'a jamais eu lieu dans cette arène. Où sont-elles maintenant, ces âmes, entre les griffes de l'usurpateur ? Peut-être qu'en faisant les choses différemment ...

Elle ne résista pas à la poussée de sa maîtresse, son corps bascula comme l'on pousse une roche sur une pente, s'attelant au matelas, pareille au mort entreposée dans le sarcophage. Après avoir frôlé la mort, après avoir failli s'en aller ailleurs qu'au côté de son seigneur, Skadi voulait oublier cette journée. Elle avait eu peur, elle ! Elle n'avait jamais peur, c'était sa force et là ... elle avait presque geint comme une fillette.

Ses regrets, elle se les gardait, quant à la Reine justement évoquée, jamais la rouquine n'autoriserait qu'elle ne rejoigne l'église, jamais elle ne saurait accepter qu'une ordure pareille puisse seulement trouver la rédemption. Le choix de l'usurpatrice n'avait aucune issue, c'était la mort pour elle, rien d'autre. La dévote se garda ce désir égoïste pour elle, affublant à cette rancune le nom de "justice".

La tête basculée contre le lit parvenait difficilement à garder les yeux ouverts, le trop de sang qu'elle avait perdu l'avait presque rendue anémique. En tout cas, elle était pâle à en être confondue avec une trépassée. Mais, entre les paroles de la Grande Prêtresse et l'insigne déposée sur sa table de chevet, la rouquine s'autorisa un dernier effort. Glissant le symbole dans sa paume, elle vint joindre sa main à sa poitrine et serra ses doigts aussi forts que son état pitoyable le permettait.

Du fond de sa gorge, elle murmura.

- Merci.

Elle n'eut rien d'autre à ajouter, car son corps lui imposa la vertu du silence, décidée par une conscience défaillante. Ces épreuves étaient un enseignement, plus qu'un honneur. Certains hérétiques sont forts, puissants, dangereux. La dague dans son ventre lui avait prouvé que les Naâmistes n'étaient pas des brebis ... mais qu'ils s'égorgeaient tout aussi bien.

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Le regard de Skadi n'avait en rien changé. Aucune surprise ne la prit à la demande de sa maîtresse. Lorsque Medegdekh l'a pris sous son aile, le premier impératif était le suivant : mourir par les flammes du seigneur véritable et d'aucune autre manière. Lorsque la griffe de la matrone avait glissé contre sa peau et soulevé son collier, la jeune femme ne réagit d'aucune manière. Elle était toujours fatiguée, toujours aussi blafarde.

Lâchant un souffle lourd de ses narines, la dévote leva doucement sa main sous la griffe de la Grande Prêtresse. Sèchement, elle fit glisser sa peau contre le tranchant de l'acier, ouvrant une large plaie nette dans sa paume gauche. Le sang jaillit comme pleurs d'un enfant hors de ses veines, et, ramenant sa poigne à son buste, elle orna de ses propres nuées écarlates, la teinte rouge de sa pierre de vie.

- Je ne mourrai d'aucune autre manière que de par le baiser de Kamaâl. Soit je meurs immolée ... soit je ne meurs pas.

La rouquine avait toujours tenu cette règle comme venant du principe-même ... y avait-il donc des maâlistes qui avaient peur de l'étreinte de leur maître ? La douleur n'est qu'une épreuve avant la récompense, ceux qui ont peur de brûler ne sont que ceux qui n'ont pas assez de foi pour s'immoler. La Grande Prêtresse n'avait même pas besoin de le lui demander. Skadi voulait rester au service de Kamaâl de son vivant et voulait servir à son côté dans la mort. Elle n'aurait pas de liberté avant que la Grande Flamme ne règne sur le monde, ou dispose d'elle.

Car après tout, Skadi servait Kamaâl. Personne d'autre. Personne.