[13 Ellune 1100] Porter les cicatrices du passé

 
Cacher à tout le monde, même aux employés qui lui étaient le plus proches devenaient de plus en plus pénible. Toutes ces angoisses et ces nervosités qu'avaient entrainées les événements post-jeux des sacrifiés l'avaient beaucoup fatiguée, et son cœur s'emballait régulièrement pour parfois pas grand chose. Évidemment, elle déléguait tout ce qu'elle pouvait à qui de droit mais il restait encore certaines choses qui nécessitaient absolument son attention et/ou sa présence. Pour prendre soin de sa condition, elle agrémentait ses infusions avec quelques herbes apaisantes quand elle se retrouvait dans l'intimité.

Ariane Hautiare savait pertinemment que Naâme avait placé sur son chemin toutes les épreuves qu'elle avait bravé depuis son plus jeune âge, et elle se plaisait à croire qu'elle les avait réussies brillamment jusqu'ici. Toutefois, s'il s'obstinait à tester sa dévotion, elle n'était pas certaine que son corps en supporterait davantage. Ainsi, elle avait jugé opportun de se lever aux aurores, lors d'une toute nouvelle routine, pour lui dédier de nouvelles prières, espérant que la prochaine épine dans son pied ne serait pas celle qui aurait raison d'elle. Mais quand les espions détachés à la surveillance de cette nuisance sur deux pattes avaient rapportés à la reine qu'elle était ici, à Albatra, Ariane avait bien cru défaillir. Ses prières s'étaient intensifiées, autant que ses tentatives désespérées pour minimiser ce que cette information signifiait réellement.

Évidemment, elle recevait des rapports très réguliers, elle ne voulait rien ignorer de ce que cette enfant faisait dans les Trois-Lieux, histoire de la tenir à l’œil et bien éloignée de la maison Hautiare. Sélène. Non. Théa. Théa Morte-Branche s'appelait-elle pour le commun des mortels. Des années qu'elle semblait bouder la capitale - et ce n'était pas plus mal - et soudainement elle en poussait les portes ? Cela ne pouvait être sans but. Aussi, elle avait envoyé son meilleur élément, Mila, pour obtenir davantage d'informations. Où elle allait, qui elle fréquentait, pourquoi elle était là. Tout. Elle voulait tout savoir.

Agenouillée devant une représentation de Naâme dans la chapelle du palais, Ariane aux mains jointes marmonnait et répétait sans cesse des phrases qu'elle seule pouvait en comprendre le sens. Ouvrant ses lourdes paupières cernées, elle interrompit son recueillement, n'étant plus seule désormais.





Ariane ne bougea pas de sa position, dos tourné à la jeune fille et attendit son compte-rendu. Elle savait que Mila n’omettrait aucun détail, et qu'elle s'était assurée de relever le moindre élément qu'elle aurait estimé important aux yeux de la reine. C'était une petite très fiable.







La reine sursauta vivement dans un couinement étranglé. Des recherches ? Quel genre de recherches ? Pour s'associer à un historien, possible qu'elle était sur la piste de ses origines ... et si tel était le cas, alors la mission de Mila n'était pas terminée ... Non, il ne fallait pas tirer de conclusion trop hâtive.





Au bruit résonnant sur le carrelage, Ariane pouvait aisément imaginer Mila se blâmer suffisamment que pour s'être agenouillée subitement et lourdement au sol. Elle était excellente espionne, mais jamais elle ne la blâmerait pour des informations qu'elle n'aurait su avoir sans torturer.

demanda-t-elle, poussant la poursuite du compte-rendu, lui assurant par cela qu'il n'y aurait aucune remontrance.



Ariane réfléchissait. Cela ne voulait rien dire, après tout, elle pouvait aider son ami dans ses recherches à lui ... mais il fallait qu'elle en soit certaine. Retrouvant peu à peu une respiration calme et posée, elle eut les idées plus claires.
Cela lui trottait déjà en tête depuis un moment, et encore plus depuis que Mila était à ses côtés, mais une curiosité grandissante lui torturait les tripes. Une curiosité de laquelle elle ne pouvait se défaire. Il fallait qu'elle rencontre Sélène, qu'elle voit à quoi elle ressemble, maintenant qu'elle est adulte.



Avec grande lassitude, elle se releva et fit enfin face à son agente de l'ombre. Elle lui accorda un bref sourire, avant de reprendre, très sérieusement.  






Jamais Ariane n'avait été aussi heureuse d'avoir Mila à ses côtés qu'en cet instant. Elle l'avait aidée à se fournir et à s'affubler de vêtements communs, et l'avait aidée à ce qu'on prenne son apparence pour une vieille dame, habitante des quartiers d'Albatra. Somme toute, elle avait fait de l'assez bon travail, et Ariane se devait de donner le change : cette fois, sa péripétie se déroulait de jour et ne bénéficierait plus des bienfaits de l'anonymat qu'offrait les ténèbres nocturnes. La jeune agente de l'ombre l'avait également aidée à s'esquiver du palais en empruntant des passages qu'elle-même usait pour aller et venir en toute discrétion pour ses différentes missions.

Une fois à l'extérieur, Ariane était seule et s'était très vite mélangée à la populace. Arpentant les méandres de la ville, c'est voilée d'un morceau de tissu abîmé qu'elle prit le chemin vers la boutique de ce vieil ami apothicaire, qui était très au fait de sa condition, et de ses arythmies. Un homme très discret, droit et qui refusait toujours d'être payé pour ses services rendus à la couronne. Encore une fois, elle faisait appel à lui.

A sa missive, il lui avait répondu qu'il était dans la capacité de faire venir cette jeune demoiselle dans sa boutique, lui commandant quelques éventuelles herbes et onguents particuliers. Un autre mot de sa part l'avait prévenue que Théa Morte-Branche passerait ce jour apporter elle-même cette commande, peu après que le soleil ait atteint son zénith.
Quand Ariane poussa la porte de la boutique, il n'y avait personne hormis son ami de toujours, accoudé au comptoir. Selon leur entente, quand la jeune herboriste arriverait, il devrait prétendre que la reine n'était qu'une cliente régulière. Mais pour l'heure, il avait encore un peu de temps.



Ariane sourit.





Son altesse n'eut guère le temps de le remercier pour sa diligence quand la porte s'ouvrit à la volée, faisant presque se décrocher la clochette d'entrée.

 
Le coeur de sa majesté fit un saut dans sa poitrine, pour deux raisons. La première parce que débouler dans la sorte dans le magasin sans qu'elle ne s'y soit attendue l'avait surprise. La seconde parce qu'elle comprit à la tête blonde qui dépassait du colis que Théa Morte-Branche venait de les rejoindre.
Une intense anxiété l'assaillit, qu'elle dissimula derrière son voile, préférant jouer les clientes désintéressées.

D'une voix chantante, elle salua Riveblanche, puis elle-même. Combien de temps ne l'avait-elle plus vue ? Bien dix ans ? La dernière fois, on lui avait rapidement fait un croquis de l'enfant lors d'un rapport. Pas très détaillé mais qui lui donnait une bonne idée de l'évolution du nourrisson qu'elle avait cédé à la forêt. Aussi, il était très difficile de ne pas la détailler davantage, maintenant qu'elles se retrouvaient toutes les deux dans la même pièce. Mûe d'une curiosité maternelle, elle ne put s'empêcher de l'observer, après lui avoir répondu d'un malheureux signe de tête.

Longiligne, elle n'était pas désespérément maigre comme elle aurait pu s'y attendre. Peut-être d'apparence un peu fragile, sans doute. Ses cheveux étaient soignés et elle semblait au moins être en bonne santé. Si ce n'était ces yeux de la honte, on aurait pu composer avec son ... état. État dont elle avait, visiblement, conscience d'être dérangeant puisqu'il était évident que malgré ce sourire aimable, elle tentait de dissimuler une dentition trop longue.



Madame Ombragée ?! Ah, oui. Son nom de code lorsqu'elle sortait anonymement la nuit pour le rejoindre. Stoppant là son observation pour ne pas se montrer trop insistante, Ariane sourit maladroitement aux présentations et inclina de la tête à l'attention de Théa.
Malin, ce Riveblanche. Très malin. De cette façon, il s'assurait qu'elles obtiennent toutes les deux un échange plus intime. Après tant d'années, l'apothicaire était devenu un bon ami, et prouvait encore aujourd'hui sa loyauté. En revanche, il lui faudrait travailler la subtilité de ses expressions faciales ...

Ariane se tourna alors face à Théa, et prit un moment. Un long moment. Outre sa maladie, Sélène était devenue une belle jeune fille. Il se dégageait d'elle une douceur apaisante qui n'était pas sans lui rappeler celle de son Aragon bien-aimé. Cette blondeur qui encadrait son visage accentuait les traits de la famille, et c'était une chance que jamais personne n'ait fait le lien entre cette petite et les Hautiare. Quel gâchis que cette punition de Naâme. Si seulement elle avait été moins égoïste et à se satisfaire du cadeau que lui avait fait son dieu ... Mais se retrouver face à elle était déroutant. Autant que dans un sens ... une bénédiction, si elle laissait parler la mère.

, parvint-elle enfin à articuler.

Elle aurait pu aisément parler effectivement du trouble qui l'affligeait, comme l'air étonné de Riveblanche le confirmait, mais on n'était jamais trop prudent. Même si elle était parfaitement déguisée en la plus banale des grand-mères marloises, il était hors de question de mettre plus de monde au courant de sa condition. Et surtout pas l'herboriste croquemite qui, sur le papier, était l'héritière véritable de son trône ... Jamais une abomination ne serait à la tête des Trois-Lieux. Elle se l'était juré.



Les mensonges coulaient à flot. Des années d'expertise. Elle ne réfléchissait même pas aux mots qui sortaient de sa bouche. Quand il s'agissait de protéger sa famille, son peuple et ses secrets, il n'y avait rien de plus naturel que les bobards tissés de toute pièce.

 
Sa Majesté des Trois-Lieux n'écouta pas un traître mot de ce que Théa lui répondit. Comment pouvait-elle s'en intéresser ? Après tout, ce n'était qu'un problème purement fictif, inventé de toutes pièces pour engager une conversation quelconque. Pour la faire parler.
Elle avait immédiatement songé à parler d'anxiété, non seulement parce c'était la maladie de ces temps-ci, mais également parce qu'elle n'ignorait rien de la croquemitie, et de l'émotivité de ces créatures abjectes. S'il y avait bien un sujet sur lequel elle devait s'y connaitre, c'était la gestion des ses émotions. Somme toute, c'était un sujet comme un autre qui avait le mérite d'être assez neutre.

Durant toute son explication, Ariane ne pouvait détourner ses yeux scrutateurs de la jeune fille. Quand elle ouvrait la bouche pour faire couler les mots de son discours, elle pouvait effectivement apercevoir ces canines trop longues qui dépassaient. Couplé à ces yeux anormaux, l'horreur était complète. Un frisson lui remonta tout le long de l'échine. Dire qu'elle avait engendré ça. Pourtant ... elle ne pouvait s'empêcher d'être admirative. Il se dégageait une aura de force de tout son être, une force qu'elle pouvait aisément imputer aux Hautiare. Et elle ne pouvait pas non plus ignorer ce goût et cette connaissance pour les plantes, attrait qu'elle partageait avec sa fille, apparemment. Tant de traits communs, quelle folie cela avait été de la laisser en vie ! Si quelqu'un faisait le rapprochement ... et si Valérian apprenait la vérité ... Il fallait absolument qu'elle sache pourquoi Théa était à la capitale, et ce sur quoi ses recherches se portaient-elles.

Se remémorant brutalement la raison pour laquelle elle tenait absolument à rencontrer Théa, elle se ressaisit et prêta de nouveau attention à la conversation, au moment où l'herboriste lui demanda plus d'informations sur la condition du présumé fils affligé.



Ariane appuya lourdement sur le sous-entendu, afin qu'il les laisse seules. Sa présence contraignait la jeune femme à rester dans son domaine, et à refuser toute digression dont elle avait évidemment besoin pour parvenir à lui extraire ce qu'elle voulait réellement savoir. Et puis, il n'ignorait rien de leur identité réelle à elles deux, alors, il ne se formaliserait pas d'être ainsi tenu à l'écart d'une conversation qui ne le concernait pas. Oui, c'était un très bon ami.

Dans un clin d’œil entendu, il se dirigea dans l'arrière-boutique où il disparut, leur offrant toute l'intimité nécessaire.



Mais sans lui laisser l'occasion de répondre à ce léger venin, elle enchaîna, reprenant son rôle de vieille dame.



Ariane lui adressa un clin d’œil de connivence, tout en ravalant une montée de bile dans sa gorge. Combien il lui était difficile de cacher son aversion pour elle ...

 
Ariane eut la satisfaction de faire plier, même pour quelques instants, l'herboriste par son venin qu'elle tentait - à peine - de voiler. Cela n'avait pas été de sa volonté, disons qu'elle peinait à chasser le naturel. Ce genre de petite pointe, de critique emballée dans de la soie, avait toujours eu pour mérite de faire ce petit effet, spécialement auprès de Valérian qui n'avait de cesse de bégayer pour finalement se taire, et encaisser sans rien dire. Au moins, devait-elle le saluer, Théa retrouva rapidement contenance et ne se laissa pas abattre. Une victoire bien facile, puisque Dame Ombragée était bien moins impressionnante que sa Majesté Ariane Hautiare.

Ses expressions faciales étaient intéressantes, mais peu subtiles. En effet, elle pouvait aisément suivre le fil conducteur de ses pensées. Ce n'était pas un talent inné de la famille, apparemment. Puis, enfin, elle lui répondit, expliquant tout le travail qu'elle se devait d'accomplir au quotidien. Elle s'était faite à sa condition, et alors qu'elle craignait avoir affaire à un autre enfant geignard trop amorti pour affronter les choses, elle eut l'agréable surprise de voir que Théa avait cette force, cette détermination qui faisait tant défaut à son frère cadet. Ariane eut la confirmation de ce qu'elle soupçonnait déjà : Valérian ne serait jamais à la hauteur de ses espérances avec une telle attitude.

Théa mentionna son fiancé, pour lequel elle était déjà au fait, ainsi que sa recherche de collaborateurs. Ariane grinça des dents. Elle avait passé sous silence les véritables raisons de sa présence ici, et avait totalement occulté ce qu'elle cherchait absolument à savoir. Si elle désirait connaître le sujet de ses recherches à l'Académie, il lui faudrait redoubler de malice.
Mais en ce qui concernait la malice, justement, il semblait bien qu'elle ait en face d'elle un adversaire bien moins sot qu'elle l'aurait imaginé. Très vite, la croquemite l'interrogea sur ses réelles motivations, ayant compris que le prétendu fils n'était au final qu'une simple excuse. Elle était bien plus intelligente qu'il n'y paraissait. Il se pouvait même, compte tenu de la discrétion de maître Riveblanche, qu'elle ait capté leur échange de clins d’œil, et ait compris tout le traquenard dans lequel elle était tombée. Ce n'était pas forcément donné à toutes les abominations dans son genre, elle devait le lui concéder, et pour cela, elle pouvait la gratifier en faisant tomber les masques.


lança-t-elle froidement, une fois sortie de son rôle de Dame Ombragée.

Après quoi, Ariane se déplaça vers la porte d'entrée et en verrouilla l'accès avant d'inviter Théa à s'asseoir dans les petits fauteuils non loin du comptoir. Elle dévoila sa prestance de reine, ôtant voiles et fioritures, attachant comme elle put ses cheveux en hauteur pour leur donner un semblant de coiffure digne de son rang.

 
Ariane leva sa main et l'agita doucement. Jusqu'à présent, la jeune femme lui avait démontré de quel bois elle se chauffait, et que malgré sa difformité, elle pouvait aisément prétendre avoir le tempérament de sa famille, ce n'était pas pour qu'elle rampe devant elle. En d'autres circonstances, que ce soit en public ou au palais, elle n'en aurait rien fait car il n'était secret de personne que la reine était intransigeante lorsqu'il s'agissait de respecter l'étiquette établie à la cour.



Évidemment qu'elle ignorait à qui elle parlait, c'était même là tout le but de l'opération ! Et encore ... si cette jeune femme connaissait la vérité ... Elle ferait tout pour se rendre utile, hein ? Sa Majesté comptait bien là-dessus, mais il lui faudrait jouer avec beaucoup de précautions. Elle ne pouvait décemment pas y aller de front et lui demander sur ce quoi, exactement, se portaient ses recherches à l'Académie. Bien entendu, elle avait plus d'un tour dans son sac. Il serait question d'obtenir ses informations avec finesse, et pour cela, elle avait une petite idée de comment elle allait amener la chose.
Ariane s'installa, non pas confortablement mais modestement, sur le bord du fauteuil et d'un nouveau geste d'invitation, pria son interlocutrice à l'imiter.  



Elle fit une pause durant laquelle elle se permit d'observer très intensément Théa. Scrutant la moindre de ses réactions. Elle voulait voir au travers de ces yeux de monstre, si elle était assez intelligente pour comprendre d'elle-même où elle voulait en venir, ou non. Quand Ariane en eut assez, elle reprit.