[21 Dollune 1100] L'œil de la tempête

Assez. C’était assez.

Depuis la fin abrupte des Jeux, Vitala avait l’impression d’être une véritable étrangère dans son propre château. Tous allaient et venaient au bon gré des ordres de la reine, qui avait jugé bon de prendre la situation — un bel euphémisme pour parler du désastre — en main, et ce, sans se donner la peine de la consulter sur les décisions qui affectaient directement le Gravorn. Aux dernières nouvelles, elle restait la duchesse de ces terres, celle qui en assurait la gestion quotidienne, qui s’était toujours acquittée de sa tâche avec dévotion et loyauté. Pourquoi ce silence? Ariane Hautiare la tenait-elle à l’écart parce qu’elle la pensait derrière cette ridicule mascarade et ce terrible massacre? Parce qu’elle la tenait responsable? Parce qu’elle ne la jugeait pas apte à gérer la situation? Peu importe la raison, Vitala voulait l’entendre de la bouche fripée de la Marloise.

Sous l’insistance de son mari, trop inquiet à son goût de la misérable blessure qu’elle avait subie en tombant dans la cohue, Vitala avait attendu deux jours. Deux jours et demi, même. Elle avait passé les moments suivant les Jeux surprotégée, à reprendre connaissance — la honte, tout cela pour un vulgaire coup accidentel — , à soigner sa stupide éraflure sur la tempe, à se laisser convaincre par Orlion de ne pas intervenir dans les affaires de la reine. Le moment était, selon lui, « malvenu pour un incident diplomatique ». L’expression avait fait sourciller Vitala, les conseils politiques de son mari ayant toujours été une denrée rare, pour ne pas dire inexistante. Malgré la rage qui bouillait en elle, elle avait fini par obtempérer. Cette nuit-là, elle avait à peine fermé l’œil, repensant à l’impertinente, à la distraction qu’elle avait causée, au massacre qui avait suivi. Pendant les Jeux, elle ne lui avait pas prêté d’attention particulière — des combattants qui se croyaient tout permis, des idiots qui voulaient provoquer, elle en avait vu d’autres avant elle. Pourquoi la reine lui avait-elle accordé son attention? Ce Marlois n’aurait pas été le premier ou le dernier à mourir dans cette arène. Ces insultes n’auraient pas été les premières ou les dernières à être criées dans cette arène. Pourquoi donc avoir décidé de perdre du temps et de l’énergie à discuter avec cette timbrée? Cette question et de nombreuses autres avaient hanté la nuit de la duchesse.

Les deux autres jours, Vitala les avait passés à tenter — en vain — d’obtenir audience auprès de la reine et à récolter toutes les informations possibles. Pour contribuer à sa colère et à sa frustration grandissantes, celles-ci étaient arrivées au compte-gouttes et incomplètes. Un nombre de morts approximatif. Quelques théories sur les chemins empruntés par les coupables. La reine qui avait, au matin du 20 Dollune, ordonné des barrages aux frontières du Gravorn. La duchesse avait accueilli toutes les nouvelles avec un air de marbre. Elle n’avait pas hésité à faire dépêcher des hommes pour rapatrier aux endroits appropriés des troupes éparpillées un peu partout au Gravorn. Car, contrairement à Ariane Hautiare, probablement, elle connaissait tout des opérations en cours sur ses terres. Elle savait précisément quoi demander et à qui le demander. Elle gérait le Gravorn. Elle connaissait son duché et les Vornois. La reine était sage, avait de l’expérience et, sur papier, elle régnait sur les Trois-Lieux. Mais ce n’était pas suffisant.

Le 21 Dollune, au matin, après avoir appris d’un geôlier hautement loyal aux Rochefer ce qui s’était tramé avec les criminels capturés, Vitala sentit les limites de sa patience atteintes. Après avoir revêtu une tenue sombre aux tissus soyeux et avoir laissé ses servantes maîtriser sa chevelure fournie dans un imposant chignon entrelacé de tresses, elle prit la direction de l’aile où elle avait fait installer la reine et sa suite. Ce ne fut réellement qu’une fois devant la porte des vastes appartements occupés par Ariane Hautiare qu’on lui bloqua le chemin.

« Je dois m’entretenir avec Sa Majesté. Elle m’attend. »

Le ton de Vitala était sans équivoque, son regard, hautain, froid et agacé. Les deux gardes se jetèrent un coup d’œil, incertains. Ils n’avaient pas été mis au fait de cette visite, mais que savaient-ils des correspondances qui quittaient les appartements de la reine?...

« Cessez de me faire perdre mon temps en vous dévisageant stupidement l’un l’autre et ouvrez cette porte. Vous n’avez sans doute pas remarqué, trop occupés que vous êtes à vous contempler, mais il y a fort à faire. »

Ces mots achevèrent de convaincre les gardes, qui n’avaient pas envie de se mettre à dos la dame Rochefer et la reine. La porte s’ouvrit sur l’antichambre et la duchesse attendit à peine que le garde se pousse pour s’engouffrer dans la pièce. Elle se fit annoncer, mais, encore une fois, ne laissa la chance à personne de la forcer à retourner d’où elle venait. Elle n’avait pas été invitée, mais quelle importance après tout cela.

« Votre Majesté », salua poliment, mais froidement Vitala lorsqu’Ariane Hautiare apparut dans son champ de vision.

La duchesse inclina la tête, puis se redressa avec toute cette prestance naturelle qui était la sienne. Si son éraflure sur la tempe était encore visible, si ses traits étaient tirés par la fatigue, elle demeurait imperturbable.

« Vous m’excuserez de cette intrusion, mais il semblerait qu’il n’y ait d’autre façon de m’entretenir avec vous. Et je crois qu’après les derniers événements, vous ne sauriez réellement me reprocher cette audace. Nous devons parler. »

Oui, la curiosité de la souveraine était déplacée. Très déplacée. Si elle n'était pas nécessairement offusquée par la question, Vitala n'avait pas particulièrement envie d'y répondre. Elle n'aimait pas parler de sujets personnels et son intimité avec son mari faisait partie de ces instants qu'elle gardait fervemment pour elle. Elle savait parfaitement qu'elle devait donner un héritier au Gravorn et qu'il commençait à être temps pour elle de cesser d'ingérer les décoctions à base de baie des belles. Elle n'avait pas besoin que la reine s'intéresse de près à ce qui se passait ou non dans son lit conjugal.  

Ce fut pourtant le ton avec lequel Ariane Hautiare parla d'Orlion qui transforma Vitala en véritable bloc de glace. Si la duchesse avait jusque-là eu une expression neutre, une certaine hostilité naquit dans son regard. Dire du mal d'Orlion, sous-entendre quoi que ce soit de négatif à son égard était probablement la meilleure manière de provoquer la colère de Vitala. Le duc du Gravorn était un intouchable lorsqu'on s'adressait à la Vornoise et de nombreuses personnes l'avaient appris à leurs dépens. Comme sa mère avant elle, Vitala était capable de colères aussi flamboyantes que terrifiantes, et ce, même sans l'aide de son troisième don. Et le terrain Orlion était très dangereux pour qui osait s'y aventurer trop profondément.

« Mon Orlion saurait parfaitement prendre la relève s'il m'arrivait quelque chose, rétorqua-t-elle froidement, le ton cassant. Il a su être assez audacieux et doué pour gagner et mériter sa place, contrairement à d'autres, dont seule la naissance privilégiée peut excuser l'incompétence et les maintenir là où ils sont. »

Même s'il était loin d'être un homme politique, Orlion n'en demeurait pas moins intelligent, et elle avait une confiance aveugle en lui. S'il en avait été autrement, elle ne l'aurait jamais épousé.

« Et puisque cela vous inquiète, sachez que oui, il y aura des héritiers, et que oui, je leur enseignerai à faire face à leur destin, et ce, plus tôt que tard. »

Vitala ajouta, non sans une pointe de sarcasme tranchant :

« Êtes-vous rassurée, Majesté? »

Si Ariane semblait amusée, Vitala, de son côté, ne souriait pas. Elle détestait que l’on se mêle de sa vie privée et, surtout, elle détestait que l’on remette en question les décisions qui y étaient liées. Était-il important pour elle d’avoir des héritiers? Oui, bien sûr. Si la vie avait été plus douce avec elle, elle aurait peut-être déjà même un fils ou une fille. Mais sa relation avec Orlion avait été semée d’embûches et, à peine un an après leur mariage, ils avaient tous deux soudainement été propulsés à la tête du duché. Les circonstances n’avaient jusqu’ici pas été idéales pour favoriser l’agrandissement de la famille Rochefer.

« Les apparences sont trompeuses », se contenta-t-elle de répondre.

Lorsque la souveraine lui souhaita la bénédiction de Naâme, Vitala hocha vaguement la tête pour la remercier, sans rien ajouter de plus. Le sujet était clos, et elle n’en était pas mécontente. La conversation avait pris une tournure beaucoup trop personnelle et elle ne se sentait pas d’humeur à contenir sa colère contre ceux qui osaient encore lancer des piques à l’égard d’Orlion en sa présence, qu’il s’agisse de la reine des Trois-Lieux ou non. Et elle n’avait guère plus envie de penser à ces enfants qu’elle n’avait pas encore donnés à son mari et au Gravorn tout entier.

Considérant que l’entretien était terminé, Vitala se leva lentement et regarda la souveraine. Elle était calme, moins acerbe, mais toujours froide — enfin, plus qu’à son habitude.

« Je crois que, pour l’heure, tout a été dit. Je ne prendrai pas davantage de votre précieux temps. Soyez assurée que je veillerai à l’avancement des plans que nous avons évoqués lors de cette discussion et que je vous tiendrai au courant de toute découverte d’importance, Majesté. »

Elle inclina poliment la tête, puis posa son regard sombre dans celui d’Ariane.

« Et j’ose espérer que vous ferez de même. »

Vitala venait à peine de réussir à trouver le sommeil lorsque la souveraine débarqua en trombe non seulement dans ses appartements, mais directement dans sa chambre. Si elle mit quelques brèves secondes avant de parvenir à retrouver assez ses esprits pour s’asseoir dans le lit, Orlion, lui, s’était redressé au moment même où la porte s’était ouverte. Il retira d’ailleurs la main posée sur son épée, qu’il gardait toujours à proximité — un réflexe d’ancien garde —, lorsqu’il remarqua que l’intruse n’était nulle autre que la reine des Trois-Lieux.

« Majesté... », salua-t-il simplement avec perplexité, reposant son attention sur Vitala, qui venait de se saisir de la missive sans même prononcer un seul mot.

Rapprochant d’elle l’une des chandelles laissées allumées pour la nuit, la duchesse parcourut rapidement le vélin des yeux. Un instant, bien que son visage ne laissait absolument rien paraître d’autre que son habituelle froideur, elle resta stupéfaite. La terre avait tremblé dans les Alles et des villages avaient apparemment été ravagés. La missive en mentionnait trois ou quatre, mais laissait entendre qu’il y en avait fort probablement de nombreux autres. On supposait que les morts se comptaient par centaines.

Sans plus attendre, Vitala repoussa les couvertures et se leva. Alors qu’Orlion allait faire de même, elle lui plaqua la missive contre le torse, d’une part pour qu’il puisse la lire, d’autre part pour l’empêcher de sortir du lit immédiatement.

« Nous allons au salon, murmura-t-elle. Habille-toi. »

Si elle-même n’était pas exactement décente dans sa robe de nuit légère d’été, elle l’était bien davantage qu’Orlion, qui était nu comme un ver sous les draps. La souveraine avait vraiment un don pour venir fouiller dans sa vie personnelle, ce jour-là...

D’un geste, Vitala attrapa un peignoir en soie qui lui permit de se couvrir. Même si cela ne lui plaisait pas d’être vue ainsi, elle dut se résoudre à conserver le foulard qui couvrait sa chevelure afin de la protéger pendant la nuit. Elle avait plus important à faire que de se soucier de ses problèmes capillaires.

« Suivez-moi, Majesté », fit-elle en se dirigeant vers le salon, refermant la porte de la chambre derrière elle une fois la reine passée pour laisser l’espace à Orlion.

La duchesse ne prit pas la peine de s’asseoir. Elle pivota aussitôt vers la reine pour attaquer le sujet; elle était désormais très réveillée.

« J’avais rassemblé des hommes pour couvrir davantage l’est du Gravorn dans notre recherche, mais je vais les dépêcher dès maintenant vers les Alles, dit-elle. Nous n’aurons pas le choix de réaffecter certaines de nos forces. »

Une pensée lui traversa l’esprit et elle sonna une clochette. Une servante apparut aussitôt.

« Réveillez mes conseillers et dites-leur mobiliser le plus de guérisseurs possible. Tout de suite. Ne marchez pas, courez. Et qu’ils fassent de même. »

La servante inclina la tête et déguerpit aussi rapidement qu’exigé.

« Orlion ira sur place », décida-t-elle en reprenant sa conversation avec la reine.

Le regard glacial que jeta Vitala à la reine suffit à interrompre la réflexion que celle-ci s’apprêtait à émettre au sujet de son mari. Évidemment qu’elle était certaine! Orlion était un homme de terrain, elle ne doutait nullement de sa capacité à évaluer et à gérer la situation sur place. Elle lui faisait entièrement confiance et savait que, dans le cas où elle n’avait pas le temps de le rejoindre, il effectuerait les bons choix et lui ferait un compte-rendu honnête et précis du désastre. Non, sa décision étant sans appel, qu’elle plaise ou non à la souveraine.

Ariane enchaîna alors sur la suite des opérations, et Vitala acquiesça vaguement à la demande, rappelant une servante pour accéder à la requête de son interlocutrice. La jeune femme n’apparaissant pas dans la seconde, la duchesse sonna de nouveau avec agacement.

« Merci de nous honorer de votre présence, dit-elle sèchement lorsque la servante parut enfin. Faites préparer la salle du petit conseil pour Sa Majesté. Maintenant. »

Comme sa collègue avant elle, la jeune femme partit sans demander son reste. Le manque de sommeil et l’accumulation des catastrophes rendaient Vitala hautement irritable, et même si elle demeurait composée, il était visible que la patience commençait à lui manquer cruellement, que le moindre accroc était susceptible de l’énerver plus qu’à l’habitude.

« Je vais organiser le premier déploiement avec Orlion et vous rejoindre, Majesté. Je donnerai à quelqu’un la responsabilité de nous envoyer des nouvelles dès qu’il y en aura. Je crois qu’il vaut mieux étudier la situation ensemble, voir comment nous pouvons partager nos ressources pour faire face a cette crise. À cette nouvelle crise. »

Vitala soupira. La porte du salon s’ouvrit alors sur Orlion, qui avait non seulement enfilé des
vêtements, mais également une armure. Il n’avait évidemment pas discuté avec sa femme, mais il savait visiblement déjà qu’il partait. Il la connaissait réellement mieux que personne et savait à présent même anticiper certaines de ses décisions sans trop de mal.

En le voyant, Vitala eut un très léger sourire au coin des lèvres. Son regard se teinta d’une subtile reconnaissance à son égard. Elle pouvait réellement toujours compter sur lui et elle se fichait bien de ce que les autres pensaient de leur mariage, de son lignage, de sa capacité à être duc. Ils ignoraient tant d’eux.

« Votre Majesté », salua cette fois plus formellement Orlion, s’approchant de la reine pour lui rendre la missive.

Orlion jeta un coup d’œil à Vitala, qui acquiesça comme pour confirmer sa décision. Il reposa ensuite les yeux sur la souveraine.

« Je vais prendre la route des Alles avec nos Lames...

- Et des guérisseurs.

- Et des guérisseurs. Avec votre autorisation, je dépêcherai une partie des hommes au Marvier pour prêter une assistance immédiate à la population. J’ignore l’état de vos forces ici, mais si vous pouvez vous permettre de vous libérer de quelques soldats afin qu’ils nous accompagnent immédiatement, ça ne serait pas de refus. La missive n'était pas très détaillée, mais je m’attends au pire. Je sais que nous ferons face au pire. »  

« Très bien. Merci, Votre Majesté », se contenta de répondre Orlion, faisant fi du regard désapprobateur que lui jetait la reine.

Vitala ne commenta pas non plus. L’heure n’était pas à raviver les tensions, et tant qu’Ariane se gardait d’émettre ses réflexions désobligeantes à voix haute, la duchesse ne dirait rien. Le plan de base dessiné, la souveraine décida de prendre congé de ses hôtes. Plus par réflexe que par politesse, Vitala la reconduisit à la sortie.

« Votre Majesté », la salua-t-elle en hochant légèrement la tête.

Une fois Ariane partie, Vitala alla retrouver Orlion.

« Je vais me vêtir et te rejoindre, lui dit-elle, la voix fatiguée. J’aimerais que tout le monde soit prêt à partir dans moins d’une heure.

- Je me charge de rassembler les troupes. Ne t’en fais pas.

- Je ne m’en fais pas. »

Ils échangèrent un bref regard, puis Vitala déposa un baiser contre les lèvres de son mari avant de lui caresser la joue, puis de s’éloigner. Ariane avait bien raison : une longue nuit les attendait.