Ferlynn Quazar [Terminé]

« Il y a quelqu’un dehors. J’ai entendu quelque chose.
-Mais non, Ferlynn. C’est ta tête qui te joue des tours. Tu n’as pas dormi de la nuit.
-Il y a quelqu’un je te dis.
-Bon… Pourquoi n’irais-tu pas t’allonger pendant que je te prépare une infusion ? Vas t’allonger, tu ne peux pas rester debout aussi longtemps. »

Masarel commençait à broyer quelques fleurs d’orkann pendant que l’eau chauffait. Sa femme, tordue de douleur, allait se coucher dans la chambre. Quand il lui apporta le remède, Ferlynn le remercia et, en caressant son ventre, le pria de la laisser seule. Aussitôt qu’il eut fermé la porte, elle jeta tout le contenu de la coupe dans le pot de bord de fenêtre où poussaient ses fleurs de brume. Masarel pouvait bien essayer autant qu’il le voudrait, Ferlynn ne boirait jamais de ce qu’il pourrait lui offrir.
Dès le jour où il avait su que la fièvre gestante s’était emparée d’elle, son lâche de mari avait essayé de lui faire avaler la baie des belles, elle le savait. Elle s’en était douté dès que son époux s’était mis à lui préparer ses repas. La confirmation de ce doute lui vint juste à temps, quand son œil-à-travers s’était activé lors d’un repas au début de sa grossesse, et lui avait montré une broyure noire cachée au fond de son assiette.
La comédie, elle la jouerait, l’ignorance, elle la feindrait comme elle la feignait si facilement avec lui. Mais ce poison, elle n’y goûterait pas. En apprenant la double nouvelle de sa grossesse et de sa maladie, il avait déjà tout mis en œuvre pour cacher sa femme du reste du monde, craignant que la maladie qui la touchait ne nuise aux affaires, et que le refus d’avorter de sa femme ne ternisse sa réputation. Neuf mois durant, Ferlynn fut tenue à l’écart, avec pour seule compagnie l’époux qui cherchait à l’empoisonner quatre fois par jour.

Arrosant ainsi les fleurs de brume d’eau bouillante, Ferlynn entendit à nouveau quelque chose venant du fond du jardin. Une silhouette disparaissait derrière la clôture, sans un bruit. Sans doute un tillikop, monstruosité en vogue chez les nobles du voisinage.
En observant la ville endormie, Ferlynn se disait qu’elle aurait dû voir venir ce mariage arrangé depuis l’enfance. Sa fonction, comprenait-elle, n’était que de se faire marier afin de décupler les profits des deux familles en question. Petite, elle pensait que c’était bien son statut de fille unique qui poussait ses parents à la choyer et lui donner tout ce qu’elle désirait. C’était bien ce qui lui avait permis de leur exiger les bijoux les plus coûteux, les livres les plus rares, et la meilleure éducation qu’Albatra puisse offrir, que ce soit en histoire, en sciences, en politique, en médecine, ou en mathématiques.
Elle se croyait vouée à de grandes choses, à accomplir ce que les mains du pouvoir avaient abandonnées, ou simplement oubliées. Elle comprenait enfin. Tout cela lui avait été offert pour qu’en 1091, au jour de ses dix-huit ans, elle ne puisse pas refuser l’ultime faveur. Elle maudissait père et mère, qui devaient se trouver bien satisfaits, au fond de leurs tombes.
À la fenêtre, la buée laissait apparaître la trace d’une main, qui allait s’effacer sous le froid, et réapparaître plusieurs fois durant la grossesse de Ferlynn.

Ce fut au sixième mois que les symptômes devinrent insupportables, si bien qu’elle ne put les dissimuler davantage à son mari, qui allait finir par comprendre la supercherie : sa femme ne mangeait aucune de ses préparations. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle souffre autant, à moins qu’elle n’aie jeté la baie des belles en sous-main depuis tout ce temps. Comment était-elle toujours en vie autrement ? La situation était délicate, car il n’avait jamais osé lui faire la suggestion d’un avortement, et faisait mine de la soutenir en prétendant qu’il aimerait son enfant quoi qu’il arrive.
Onze semaines avant le terme, l’homme trouva enfin le courage de disparaître sans laisser de trace, courage qui ne l’avait jamais atteint lorsqu’il pensait à tuer sa femme. Personne d’Albatra ni d’ailleurs n’entendit plus parler de lui, et Ferlynn accoucha en 1093 un soir de Bellune, seule dans sa demeure. C’était une fille. Ses jambes étaient rougeâtres. Elles ne bougeaient pas, ne réagissaient pas à la douleur, elles étaient mortes. Sa mère la nomma Lithia.

Cette nuit là, alors que Lithia dormait profondément dans les bras de sa mère épuisée, des ombres allaient et venaient tout autour de la maison. Quand toutes disparurent, la serrure de la porte d’entrée se brisa. Des pas silencieux entrèrent dans la maison. Un masque de Kamaâl s’était introduit dans la chambre où dormaient mère et fille.
L’enlèvement de l’enfant aurait dû faire trembler tout Albatra de terreur, tant le crime s’était produit honteusement proche du palais royal, mais il resta scellé dans le secret absolu, à l’image de la grossesse de Ferlynn, dépossédée de ce qu’il lui restait de famille.

Ferlynn fut déclarée veuve en Allune 1096, quand au bout de trois ans sans signe de vie, Masarel eut droit au trait rouge rayant son nom du registre. Elle, qui demandait depuis la disparition de son mari qu’on l’appelle Veuve Quazar, put enfin retirer son bracelet d’alliance et le jeter au feu.