4 Bellune 1076 - Les grandes espérances

Début Ellune 1075



Bien entendu qu'elle ne dormait pas, comment aurait-elle pu avec cette chaleur étouffante ? L'été avait beau être une saison des plus revigorantes et appréciée de tous, les nuits à Albatra n'en demeuraient pas moins tièdes, et peinaient à être rafraîchies.
Pour plus de confort, elle portait une simple robe très fine de lin blanc et s'épongeait le front régulièrement avec délicatesse. Décidée à trouver le sommeil, maintenant qu'un vent s'engouffrait par la fenêtre, elle s'était allongée sur le flanc, tournant le dos à Darmon qui avait soupiré longuement avant de caresser le bras de son épouse, tout en lui murmurant ces mots à l'oreille.

Son souffle était bouillant, dans tous les sens du terme, et à ce ton coquin, elle comprit aisément ce qu'il avait en tête. Darmon se lova dans sa nuque, l'entourant de ses bras, se plaquant contre elle dans son dos, la désirant ardemment.
Comme elle ne répondait pas, il inspira le parfum de ses cheveux.



Cela suffit à Ariane pour qu'elle se retourne brutalement, et lui jette son légendaire regard assassin. Comment pouvait-il être aussi insensible ? Comment pouvait-il encore espérer après ces dernières années que Naâme allait les laisser avoir un autre enfant ? Ils avaient payé pour leur désir d'enfantement à leur âge avancé. Avait-il oublié ?
D'un air interrogateur, Darmon haussa un sourcil d'incompréhension.



Ses mots firent mouche, le roi était blessé. Une ombre était passée dans ses yeux, tandis qu'il se remémorait le sort qu'avait subit l'enfant, il y avait presque deux ans maintenant. Ils n'avaient que peu parlé des décisions qui furent prises ce jour-là. Ils avaient continué leur vie comme si rien n'avait changé, concentrant leur amour mutuel sur Aragon, un jeune adulte plein de promesse qui démontrait chaque jour qu'il avait l'étoffe d'un roi. Mais il savait que malgré qu'Ariane devait en avoir nettement plus souffert, après tout, elle était mère. Et il était content d'avoir pu la faire changer d'avis : avec le temps, elle aurait très certainement regretté d'avoir fait assassiner son enfant. Au moins, en toute discrétion, elle pouvait l'observer à distance.

Ce n'était pas pour la blesser qu'il souhaitait de nouveau agrandir la famille, il sentait au fond de lui, avec une force inexplicable, qu'une nouvelle grossesse serait plus que bienvenue. Et puis ... il y avait bien trop longtemps qu'il n'avait plus touché la reine, et sa peau contre la sienne lui manquait horriblement.
Sans rien lui répondre, ni même rien ajouter de plus, il roula sur elle et encadra son visage de ses bras avant de lui voler un tendre baiser, auquel elle consentit de bonne grâce.



Il lui murmura cela, la fièvre dans le regard. Même si Ariane ne partageait pas la force de ses sentiments, il n'en demeurait pas moins que Darmon pouvait aisément faire baisser sa garde, et surtout, la faire changer d'avis avec une facilité déconcertante. Peut-être, après tout, le laissait-elle avoir un tel pouvoir sur elle parce qu'elle lui faisait une totale confiance ?









4 Bellune 1076

Deux cris couplés retentirent dans le couloir où attendait Darmon : celui de son épouse, et celui du nouveau-né. Le son entendu l'alerta et l'angoissa, ne lui rappelant que trop bien la précédente grossesse de la reine. Ni une, ni deux, il déboula dans la chambre royale, et revécut en temps réel le souvenir douloureux de la naissance de la princesse Selene. Les accoucheuses étaient là, pas les mêmes évidemment, mais disposées de manière similaire autour du grand lit, et entre les jambes écartées d'Ariane. Sa femme baignait dans des draps détrempés de sueur, et de sang, les cheveux humides plaqués contre son visage rouge sous l'effort.

Il se précipita auprès d'elle, mais déjà, son expression n'était plus aussi inquiétante que dans ses souvenirs.



le rassura-t-elle la voix épuisée. Rassuré, il s'installa à ses côtés, l'enlaçant de joie et déposant de multiples baisers sur son front. Une des femmes nettoyait l'enfant avec un grand linge humide, tandis qu'une autre amenait déjà des couvertures pour l'emmailloter.
L'enfant braillait, comme tout nouveau-né, à plein poumons, mais peut-être pas avec autant d'énergie qu'attendu.
On amena enfin le petit prince auprès de ses parents, et Ariane se saisit avec tendresse de son fils.

Il était si léger comparé à Aragon, ou même encore Selene ! Si petit, si fragile, et remuait à peine. Il semblait si faible. Inquiète, elle lança un regard affolé à Darmon. Était-ce un nouveau coup dur, une punition de Naâme, tel que la reine l'avait prédit ? Était-il malade, souffrant ? Manquait-il de quelque chose ?
Toutes ces questions ne semblaient pas torturer le roi tandis qu'il caressait tendrement le crâne du bébé qui cessa instantanément ses pleurs. Ses yeux étaient remplis d'amour pour ce second fils qu'elle venait de lui donner, mais semblaient pourtant aveugles pour ne point remarquer tous ces défauts.

Jamais il ne tiendrait l'année, c'était certain. L'hiver était terminé, c'était une chance, mais il était si chétif qu'espérer qu'il ait suffisamment de forces pour survivre était inutile. Sa joie d'avoir entre ses bras un fils qui n'était pas difforme et qui n'attirerait pas la honte sur la famille royale s'estompa rapidement au constat que, sans doute, elle devrait se faire à l'idée de le perdre très vite.
De la froideur s'installa dans son regard aimant de mère, tandis qu'elle prit la décision de nourrir aucun attachement pour cet être qui bientôt lui serait arraché. Elle ne le supporterait pas.

Les portes de la chambre s'ouvrirent de nouveau pour laisser passer, cette fois, un beau jeune homme, pas encore la vingtaine, qui remonta l'allée jusqu'au lit royal. Son port de tête et son élégance étaient innées, et pour beaucoup, étaient également synonymes de perfection. Le prince héritier Aragon s'inclina devant ses parents, tout sourire, avant de s'avancer et de s'installer près d'eux, tout prêt qu'il était de rencontrer son petit frère. Le visage d'Ariane s'illumina aussitôt, alors qu'elle lui prit tendrement la main.



entendit-elle Darmon dire à son fils.
C'était le marché qu'ils avaient conclu il y avait maintes années : le roi choisissait les prénoms masculins, et elle, féminins. Et elle n'était pas mécontente, finalement, qu'il s'agisse d'un garçon car, maintenant qu'il lui fallait refermer son cœur et s'apprêter à le voir mourir, il lui aurait été tout simplement impossible de pouvoir réussir cet exploit si elle avait baptisé elle-même son fils.

Désireuse de ne plus tenir ces quelques centaines de grammes à peine entre les bras, elle l'offrit aussitôt à Darmon qui semblait trépigner d'impatience. Le voir aussi réjoui lui réchauffait le cœur, et elle n'eut pas le courage de lui confier ses doutes quant au futur qu'elle entrevoyait.
Valérian. Même s'il survivait, elle ne pouvait de toutes façons que considérer Aragon comme le fils parfait, le digne héritier du trône, le futur roi des Trois-Lieux.