[14 Bellune 1100] La tombée des masques

Honnêtement, O’ n’était pas certaine qu’il réponde positivement à sa proposition. Les nuances de la séduction et du charme lui échappaient encore. Et pour être totalement franche avec elle-même, elle faisait en partie cela d’une part par orgueil afin de prouver à son imbécile de frangin qu’elle pouvait plaire et qu’elle pouvait trouver quelqu’un, d’une autre part pour ne pas avoir la désagréable sensation d’avoir perdu son temps à cette soirée. D’ailleurs, elle comptait bien continuer à en profiter. Etait ce égoïste ? Totalement. Peu lui importait d’abîmer l’égo de Nohan pour cela. De tout façon, il se serait vite rendu compte qu’elle était acariâtre et qu’il ne trouverait pas ce qu’il cherchait avec elle. Aux yeux de la jeune femme, c’était un marché tout à fait équitable : une nuit en sa compagnie, plaisir partagé. C’était ce qu’il était venu chercher à ce bal, n’est ce pas ?

Les doigts du jeune homme s’enroulèrent autour des siens, alors que ses yeux étaient rivés dans les siens. O’ hésita à retirer sa main, peu à l’aise des contacts dont elle n’était pas l’initiatrice mais finalement la laissa où elle était et prit le chemin de sa chambre en clopinant. La montée des marches pour accéder l’étage fut une véritable épreuve où l’épaule du ménestrel - plus solide qui n’en avait l’air- fut salvatrice. Quelques pas dans un couloir, un tour de clé plus tard, elle put finalement se laisser choir dans le sofa en soupirant de soulagement. Du calme, enfin. Elle ferma les yeux un instant, histoire de recentrer ses idées et chasser les brumes de la douleur puis elle les rouvrit pour scruter son cavalier :

“- Aimez vous le vin ? Je ne compte pas pour ma part rester sur cette note sombre et je souhaiterai que vous descendiez commander au patron son meilleur cru et un baque d’eau fraîche ainsi que du linge propre. Si vous avez faim, prenez ce qui vous plaira, il mettra tout sur ma note.”

Ça devait être le faux pas de trop. L'alcool faisait dépasser les limites de la bonne conduite. Pour Nohan tout du moins, car l'érudite semblait en pleine possession de ses moyens. D'ailleurs elle semblait en parfaite maîtrise de ses moyens, et répondait plus qu'aimablement à ses balbutiements idiots. En réalité cette froideur surpris Nohan. À en juger par ce qu'il savait d'elle, il pouvait largement l'imaginer s'énerver dans cette situation. Merci Naâme, elle était restée calme.

Elle s'éloignait de lui comme un chat glisserait sous une main quand il ne veut pas être caressé. Sa gracieuse stature métamorphosait les ombres de la pièce tandis qu'elle rejoignait la fenêtre.

À quoi pensait-elle, se demandait le ménestrel.

Ses doigts débloquèrent le loquet, et les volets de la fenêtre s'ouvrirent à la nuit. Un air frais s'insinua dans la chambre, c'est vrai qu'il faisait plutôt chaud. Attiré par la silhouette qui se dessinait devant le ciel, Nohan se leva et rejoignit la demoiselle au pied des étoiles. Elle continuait de regarder au dehors, ou peut-être lui tournait-elle volontairement le dos. Il s'approcha encore doucement d'elle, et tendit lentement sa main pour attraper la sienne, mais avant qu'elle ne l'atteigne, elle lui demanda de partir.

Il recula lentement sa main et la serra en boule contre son torse.

« Oui, répondit-il à voix basse,
je devrais y aller. »

Son regard se détacha des cheveux rougeoyants qui se tenaient devant lui.

 « La journée a été longue » répéta-t-il pour lui même.

Il se retourna, et joignit son autre main à la première.

« Bonne nuit Ophélia »

Il n'avait pas même le cœur à s'incliner. Ses jambes l'enmenèrent en dehors de la chambre et il ne se retourna pas. C'était sûrement exagéré d'être dans cet état pour si peu se disait-il, mais il ne pouvait empêcher quelques larmes de couler.

Elle ne savait pas ce qui lui prenait de réagir ainsi. D’ailleurs, elle ne comprenait même pas pourquoi elle l’avait fait monter dans sa chambre dans un premier temps. Qu’attendait-elle au juste si c’était pour le renvoyer dès que ça devenait sérieux ? Et puis franchement, était-ce vraiment sérieux justement ? Il lui suffisait de satisfaire ses désirs sexuels et tout irait mieux non ? Après tout, cette tension entre eux, c’était bien cela. Pourtant, la savante s’y refusait. Ce rapprochement l’a rendait mal à l’aise. Cela lui évoquait une autre personne, un autre temps. N’était ce pas similaire à ce qu’elle avait ressenti aux côtés d’Avalon ? Et ne reproduisait-elle pas exactement la même stratégie d’évitement ?

Non, cela n’avait rien à voir. Avalon était son ami, rien de plus. Et Nohan … Nohan était un ménestrel de bonne compagnie certes mais qui n’est très clairement pas à sa hauteur. Il est immature, niais et peu éduqué. Elle lui rendait service en rejetant tout de suite ses avances implicites. Elles leur rendaient service à tous les deux. Ophélia n’avait pas de temps à perdre avec une histoire de fesses qui aurait plus d’importance pour le jeune homme. Et lui serait certainement blessé d’être considéré comme un vulgaire objet sexuel. Elle ne tenait pas à cela. Pas que d’ordinaire ça l’a dérangeait mais il y avait quelque chose chez lui qui la poussait à se montrer plus … clémente.

Elle l’avait sentie se lever. Elle pouvait deviner qu’il se tenait tout près, à quelques pas derrière elle et déjà, elle sentait sa respiration se bloquer. Quel incorfort. Elle détestait la personne qu’il la faisait devenir. Plus encore quand son coeur se serra quand il répondit affirmativement à sa demande. La porte se referma derrière le ménestrel. Ophélia laissa échapper un profond soupir de déception. C’était un couard. Elle ne devrait pas être étonnée qu’il ne chercha pas à contester, à désobéir, à la provoquer. Pourtant … Pourtant elle était déçue et en colère car même si elle n’était pas femme à admettre ses tords, elle aurait souhaité qu’il resta. Qu’importe, elle ne le reverrait certainement plus, et ça valait mieux ainsi. Hors de question de mettre sa réputation, sa carrière ou sa fierté en jeu.

Et cette nuit comme tant d’autres, elle dormirait seule avec sa fierté, drapée de sa solitude. Cela n’était pas grave. N’est ce pas ?