[15 Allune 1100] Un poisson dans la mare

Même si avec la venue du printemps, les premiers rayons du soleil réchauffaient le sol et les coeurs, celui d'Ariane demeurait encore triste et froid d'un hiver très lourd en émotion. 20 ans. 20 ans déjà qu'elle se sentait intérieurement vide. Deux décennies que cette horrible saison avait emporté l'amour de sa vie, et son époux.

Odion, son fidèle garde du corps qui, au château, avait d'ailleurs bien plus des airs de valet que réellement de protecteur, lui avait suggéré d'ouvrir les portes du domaine royal, encore silencieux d'une absence de convives. Cela lui remonterait le moral de voir de nouvelles têtes, avait-il assuré. Elle n'en était pas convaincue. De plus, elle avait fort à faire, ses ordres à donner, ses relations à entretenir, les finances du duché à vérifier.
Mais finalement, lorsqu'il lui eut exposé l'idée qu'il avait en tête, elle avait du admettre qu'abriter de jeunes gens avides de savoir sur l'histoire d'Albatra, qui plus est des Lacquois, pouvait faire acte de charité, et ainsi commencer sa semaine de la plus agréable des manières.

Elle ne les avait pas accueillis en son domaine comme elle l'aurait voulu mais, tradition oblige, elle avait organisé une réception de bienvenue. C'était à la fois une occasion de se rattraper, et à la fois de voir de quoi était faite la jeunesse lacquoise de la cour.

Dans sa chambre, installée devant son miroir, elle observait attentivement les faits et gestes de sa suivante, occupée à relever élégamment ses cheveux, et à la coiffer de sa tiare de cristal. Même si la petite avait pourtant l'habitude, elle n'en demeurait pas moins régulièrement distraite, et laissait toujours échapper la petite mèche qui, certes n'était qu'un détail, mais qui empêchait la perfection qu'exigeait Ariane. Elle le lui fit d'ailleurs remarquer avec mauvaise humeur.

On frappa à sa porte, et les boucles soyeuses d'Odion apparurent dans l'embrasure de la porte une fois que sa Majesté lui ait accordé d'entrer.


Ariane envoya paitre sa dame de compagnie d'un geste de la main et entreprit d'ajuster elle-même sa coiffure.




L'homme connaissait suffisamment ce ton sec pour savoir qu'il n'avait pas pris assez de précautions pour lui faire comprendre qu'il était temps de s'activer sérieusement, et baissait déjà la tête en attendant de recevoir la critique tranchée, tel le couperet du bourreau.

Mais il n'en fut rien, Ariane se pencha en avant afin de mieux observer son reflet dans le miroir, et lui sourit mystérieusement.


De toutes façons, elle avait terminé. Avec élégance, elle se leva et se dirigea vers la sortie, non sans oublier de donner sa soirée au brave Odion.

Elle prit la direction de la salle de réception, dont elle n'avait pas ordonné à ce qu'elle soit plus décorée qu'à l’accoutumée. En soi, ce n'était pas une occasion spéciale, comme le bal annuel, ou une soirée organisée pour l'anniversaire d'un membre de la famille royale. A ses yeux, il s'agissait bien plus d'un frugal repas qu'une réelle réception.

Ses pas étouffés dans le tapis vert, elle prit à droite au bout du couloir, et s'apprêtait à parcourir le dernier corridor qui menait au lieu-dit. En levant les yeux, une enfant au corps boudiné et à la chevelure rousse était figée devant l'un des nombreux portraits peints suspendus aux murs. Une rapide évaluation de la distance lui permit de comprendre aisément devant quel tableau elle semblait être en admiration, et une esquisse de sourire se dessina sur ses lèvres.

Aragon. Son précieux, son bien-aimé. Elle possédait une réplique miniature de ce même portrait dans ses appartements, qu'elle avait chéri et contemplé tout le long de l'hiver avec nostalgie et douleur. Quel gâchis. Les Trois-Lieux aurait eu le parfait souverain si la maladie ne l'avait pas emporté ... Il était si beau, si fort, si intelligent. Elle n'avait pu espérer mieux, il avait répondu à toutes ses attentes.

Ralentissant l'allure, elle s'adressa à l'attention de l'enfant.


demanda-t-elle avec bienveillance, baissant les yeux pour mieux jauger son interlocutrice qu'elle prenait pour l'une des suivantes d'un membre quelconque de la cour du Creux-Lac.

S'arrêtant net, si Ariane parut surprise, cela ne dura que l'espace d'un instant car elle retrouva bien vite son air austère propre à sa personne. Elle prit néanmoins le temps de toiser la jeune personne devant elle. Ces petits membres boudinés et ces cheveux roux tressés lui rappelèrent vaguement cette héritière du Creux-Lac qu'elle n'avait plus vue depuis un moment maintenant. Comment se nommait-elle déjà ? Dana ? Bala ? Ah ! Oui. Dala. Dala de la famille des Tendrion.

Comment avait-elle pu oublier la naine du Creux-Lac ?
Elle n'avait pas beaucoup changé depuis le temps. Vraiment, la méprise n'est acceptable que parce que la taille est trompeuse.

Elle était bien habillée, et pensa que son maitre couturier avait de l'or dans les mains pour arriver à la rendre présentable dans des tenues protocolaires malgré son handicap flagrant. Son regard rencontra alors les points bleutés que la jeune fille avait ajouté sous ses yeux. Une extravagance modérée, comparé aux maquillages bien plus étendus qu'elle l'avait vu arborer lors de leur dernière rencontre. Elle en grinça néanmoins des dents.

Ariane ignorait pourquoi les Tendrion s'embarrassait avec cette enfant. Enfant de la fièvre, elle n'y pouvait rien, certes, mais si elle était née Hautiare, jamais elle n'aurait porté ce nom ...
Une ombre nouvelle passa dans ses yeux. Oui, elle aussi avait un secret honteux dont elle s'était débarrassé il y avait des années. Une tache sur l'arbre généalogique. Si le duc pouvait se permettre d'exhiber sans honte l'héritière aux jambes courtes, Ariane elle, n'aurait jamais osé accepter la croquemitie de Sélène. Jamais.

Elle se racla la gorge, forcée de montrer de la bienséance face à son invitée, aussi, elle inclina très légèrement de la tête pour la saluer.


Et elle s'arrêta là. Sans doute d'ordinaire se serait-elle montrée plus loquace, et plus agréable, lui demandant par exemple si le trajet ne lui avait pas été trop long. En vérité, elle s'en moquait bien.

Elle s'était confondu en excuses face au portrait de Aragon, et d'une étrange manière, elle fut attendrie au compliment qui certes allait au maitre peintre, mais qu'elle recueillit également comme louange en mémoire de son fils.

Par réflexe, Ariane porta une main au tableau dont elle caressa la toile du bout des doigts, à hauteur du torse du jeune homme, à l'allure aussi altière que magnifique.


Cette déclaration était très sincère, elle était toujours heureuse qu'on se remémore de son fils, et qu'on l'admire pour ce qu'il était.
Et il fallait qu'elle admette, ce portrait était celui où il était particulièrement bien mis en valeur, elle avait d'ailleurs sa réplique dans ses appartements.

Une fois encore, elle caressa tendrement la toile puis s'en détacha avec regret.


Ariane s'était rendue compte qu'elle risquait de s'épancher bien plus qu'elle ne l'aurait voulu, et ce n'était pas une chose à faire devant un invité. Ni même devant quiconque, d'ailleurs. Aussi, elle avait rebondit et enchainé sur l'intérêt que semblait porter l'héritière pour la peinture.

Peut-être pouvait-elle se montrer intéressante, finalement, en dépit de son infirmité ...

L'ombre d'un fin sourire s'esquissa sur les lèvres hautaines d'Ariane, au compliment, cette fois énoncé clairement, de Dala. Elle se doutait qu'il s'agissait là d'une flatterie destinée à l'adoucir, il était après tout de notoriété publique que la reine éprouvait toujours un amour débordant pour le prince Aragon, malgré sa disparition.

Elle préféra ne rien dire à ce propos, et écouta Dala lui confesser qu'elle s'adonnait également à cet art. Seulement, si son « talent » était à l'image des peintures vulgaires qu'elle s'imposait sur le faciès autrefois, dans ce cas était-il préférable qu'elle s'oriente vers un domaine plus à sa - courte - portée.  

Bien plus par politesse que par intérêt, elle l'écouta en silence s'extasier devant l'homme qui lui avait laissé un souvenir impérissable en ce château, et dont le trépas n'était arrivé que bien trop tard selon la souveraine. La jeune lacquoise lui dressa un portrait de Vendray basé sur des ouï-dires étonnamment justes qui lui raviva les moments les plus désagréables de sa compagnie lorsqu'elle lui avait commandé, entre autre, ce travail.


Répondit-elle, peut-être plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu.


Le regard d'Ariane se porta une nouvelle fois sur son fils, ou plus exactement, sur sa chevelure blonde dont les coups de pinceau avaient été si bien manoeuvrés qu'elle paraissait aussi soyeuse qu'elle l'avait été réellement de son vivant. Dala avait vu juste, par ailleurs, et avait soulevé un point intéressant auquel la souveraine ne s'était pas attendue. En effet, si Vendray était un tel maitre, c'était également pour le choix de ses pigments de base.


Demanda-t-elle d'un ton aussi mystérieux, qu'amusé.

Ariane ouvrit la bouche, s'apprêtant à lui demander de s'approcher et de mieux observer mais elle se ravisa. Si de pareils mots étaient passés entre ses lèvres, la suite aurait été malaisante, et d'une cruauté inutile. Jamais l'héritière n'aurait réussi à atteindre cette hauteur pour pouvoir admirer de plus près cette partie du tableau ... et demander à faire amener un escabeau aurait paru à la fois étrange aux yeux des gardes, et à la fois vexant pour l'héritière.
Pourtant, d'ordinaire, elle n'avait pas pour habitude de mâcher ses mots, ni même de ne pas faire preuve de franchise. Selon elle, il ne fallait pas cacher le mange-corps dans la pièce : Dala était naine, c'était un état de fait, un état dont il était inutile de nier l'existence.
Mais ce soir, c'était différent. Peut-être était-ce les souvenirs tendres d'Aragon qui l'adoucissaient, ou tout simplement sa volonté, ces temps derniers, de se montrer plus souple avec certains sujets de la cour.

Ou tout simplement le courage de Dala, qui maintenant lui sautait aux yeux et l'attendrissait. Elle n'aurait su le dire.


Elle accompagna cette question rhétorique d'un clin d'oeil amical, une première déconcertante à qui avait pour habitude de voir la reine sous son masque de froideur.


La courtoisie et l'attention toute particulière qu'elle lui offrait étaient sincères, cette rencontre fortuite représentait, en cet instant, une occasion de s'entrainer à voir au-delà des apparences et à accorder une chance aux gens qui l'abordaient. Il ne lui restait plus qu'à attendre la conclusion de cette courte expérience pour savoir si un tel acte pouvait, à l'avenir, se réitérer. Notamment avec Valérian.

Les dents nacrées de la souveraine grincèrent dans leur boite humide à cette suite de mots incohérents balbutiés, mais ses lèvres retrouvèrent leur position initiale, affichant un nouveau sourire mesuré. A sa gratitude, elle ne répondit que par un hochement de tête élégant.

Lorsqu'on lui rappela qu'il y avait encore des invités qui attendaient son apparition, et à qui elle se devait des salutations cordiales, Ariane poussa un soupir discret.


lâcha-t-elle presque dans un murmure à l'attention de l'héritière du Creux-Lac.

Elle ne savait que trop bien combien la naine n'était que fort peu friande de ce genre de réception, et à la réflexion faite, elle ne l'aurait jamais imaginée faire toute cette route, seule. Encore moins pour s'instruire sur des sujets fort ennuyeux pour la jeunesse.

Elle-même se forçait à faire bonne figure et à prendre sur elle. Fort heureusement, elle pourrait se retirer quand bon lui chantait.
Elle suivit le garde et s'avança plus avant dans l'immense salon où les conversations devinrent beaucoup plus sonores et compréhensibles que dans la petite alcôve qu'elles quittaient, toutes deux.

Les têtes convergèrent vers elles, les débats s'interrompirent, et Ariane ouvrit les bras avant de parler d'une voix forte mais agréable.


Énonça-t-elle avec toute la politesse que l'exigeait le protocole.

Elle glissa alors élégamment jusqu'à son fauteuil où elle posa son séant, et se mêla rapidement aux plus proches conversations après avoir convié Dala à prendre place à ses côtés.


Interrogea-t-elle après un moment, décidée à pousser la jeune héritière en dehors de ses retranchements, et à ce qu'elle prenne la parole devant quelques convives qui attendaient sa réponse, maintenant que la reine elle-même s'y intéressait suffisamment que pour ouvrir le dialogue.

Ariane sourit discrètement alors que Dala, même rougissante, répondait aux questions avec éloquence, et s'en sortait quasi brillamment. Cela n'avait rien de cruel de l'exposer ainsi aux débats, après tout, n'était-ce pas le but de ce voyage dans la cité du savoir : l'apprentissage ?

Après quoi, elle écouta distraitement les commentaires des spécialistes proches d'elle tout en se concentrant sur le contenu de sa coupe qu'elle porta gracieusement à ses lèvres, non sans réprimer sa désapprobation quant à l'adoption d'une bête aussi sauvage que pouvait l'être un veilleur.


intervint-elle sans sourciller.

Elle se doutait que sa réflexion allait piquer sa jeune invitée, davantage avec ce qu'elle s'apprêtait à ajouter. Mais il n'y avait pas meilleur entrainement que d'être ainsi malmenée par la cour, cela ne pouvait que lui rendre service. Somme toute, au Creux-Lac s'était-on, pensait-elle, habitué au nanisme de leur héritière. Mais partout où elle irait, on viendrait toujours à la critiquer, à la juger, à la repousser dans ses retranchements, à la rabaisser plus bas que terre - si c'était possible. Il lui fallait s'endurcir, et elle ne doutait pas un instant que c'était également l'une des raisons qui l'avaient amenée ici, à Albatra. Si, par son expérience de souveraine, elle pouvait lui apporter une armure d'indifférence et les moyens d'acérer sa langue, dans ce cas, il n'y avait pas à hésiter.


A cela, elle éclata d'un rire qui fut imité par les professeurs et savants attablés dans son entourage, avant de reprendre.

Les convives demeurèrent pantois devant l'étalage des connaissances sur le sujet de l'héritière, probablement n'en avaient-ils pas espéré autant. De nouveau, et à face à cette tirade espérée de la part de Dala, Ariane étira ses lèvres en un sourire satisfait, et hocha de la tête.


Elle s'était défendue, et de mémoire, jamais il ne le lui serait arrivé de trouver cette force chez elle, au Creux-Lac. Et tel que l'avait espéré Odion en la convainquant d'inviter la cour lacquoise à Albatra, il y avait bien plus à apprendre en ces murs que l'histoire du Marvier.

L'intérêt d'Ariane pour l'hypothétique mariage de l'héritière naine du Creux-Lac n'était pas ironique, ou du moins, n'avait pas pour but de placer la jeune fille dans une situation embarrassante, ni même de l'humilier en présence de la cour. Non, pour une raison qui lui était propre, elle s'était curieusement prise en affection pour Dala ce soir, et il était légitime de penser à la marier, elle en avait l'âge selon sa souveraine.

Ariane pinça des lèvres tout en levant les yeux au ciel, en proie à une intense réflexion. Aymeric ... A quoi ressemblait-il, déjà ? Des cheveux roux, c'était certain, comme tous les Tendrion. Mais elle avait beau se remémorer, elle ne parvenait pas à préciser les traits de son visage. Devait-il, sans doute, être particulièrement quelconque pour la sexagénaire.


répondit-elle après un moment.

, rit-elle.



Aux regards de certains convives, Ariane comprit que la bonne humeur l'avait tellement gagnée qu'elle avait parlé un peu trop ouvertement, et exprimé des idées et des désirs qui lui étaient propres, mais très probablement fort peu apprécié dans ce cercle privé de richesse. Car même si nul doute que Darmon avait été un compagnon fidèle et parfait en tout point pour compenser ses défauts, il n'en demeurait pas moins vrai que son coeur, d'apparence aussi sec que du vieux velin, n'avait jamais été possédé par quelqu'un d'autre que son fils adoré.

Se raclant la gorge comme pour reprendre un peu de dignité laissée, semblait-il, dans la coupe de vin qu'elle se refusa à achever, elle se leva avec lenteur : se retirer était la chose à faire pour éviter tout autre embarras.