21 Dollune. Une date qu'Alera n'était pas prête d'oublier. Durant 26 ans maintenant, elle accueillait l'arrivée de ce jour avec amertume. Là où ses parents adoptifs avaient toujours tenté d'apporter de la joie et de la bonne humeur, la jeune fille ne pouvait qu'inlassablement se rappeler que ce n'avait pas toujours été un jour de réjouissance. Si le 21 Dollune était le jour de sa naissance, il était également celui de son abandon dans la forêt. Pour quelqu'un, sa venue au monde n'était pas une bénédiction. Pour une mère, pour un père, ou tout simplement pour les deux, la garder dans un foyer aimant n'était pas du tout envisageable, au point qu'on laisse les loups décider de son sort. Alera n'aimait pas tout l'engouement que Lyonnël et Ebelline plaçaient, car malgré leurs efforts, jamais elle ne perdait cette pensée qu'elle n'était pas destinée à survivre.
Peut-être n'était-ce pas si vrai que cela, finalement. Bien des choses avaient changé, et elle n'était plus cette adolescente déprimée à son anniversaire comme les autres années. Et la raison de son regain de confiance en elle pendait à son cou.
Après sa halte à Borderoc, bien trop d'événements s'étaient enchainés les uns après les autres, et la cueilleuse avait ressenti le besoin de se reconnecter avec ses racines, avec sa terre d'enfance, avec sa famille. De toutes façons, jamais Ebelline ne lui aurait pardonné son absence. Depuis qu'elle crapahutait à travers forêts et champs, la veuve l'avait toujours obligé à revenir à la maison pour ce jour si particulier.
En foulant les portes de Lackness, Alera inspira profondément cet air si particulier qui la remit totalement à l'aise. Elle avait eu beau parcourir les Trois-Lieux - ou du moins ses grandes villes - aucune ne suscitait ce sentiment profond chez la jeune femme. Celle d'être à la maison. Elle s'était assuré de cacher Zelen dans sa capuche, là où il aimait se réfugier : les tillikops étaient encore une espèce bien trop rare, et elle ne désirait pas attirer l'attention de personnes malfaisantes. Si elle avait bien appris une chose, c'était qu'il n'existait pas
que des gens dotés de bonnes intentions, et que même dans le Creux-Lac, elle pouvait tomber sur l'un d'entre eux.
Traversant d'un pas assuré la ville, elle fut surprise de voir que rien n'avait changé. Ici, elle retrouvait ce marchand de poissons qui criait les promotions du jour. Tantôt, elle remarqua l'enseigne d'un fleuriste, pendouillant sur un seul gond, n'ayant pas été changé depuis un an. Les lacquois étaient cependant fort agités: où qu'elle tende l'oreille, on parlait des
jeux des sacrifiés.
Aleraaaaaaa ! A peine la porte fut-elle ouverte qu'on lui sauta au cou, et qu'Alera fut enlacée avec force, au point presque de l'en étouffer.
Bonjour, Maman. L'étreinte dura encore un long moment, et il lui fallut lui dire clairement de la lâcher pour que sa mère d'adoption consente à la laisser entrer. La pièce n'avait absolument pas changé, et c'était en soi rassurant de conserver autant de constance, et cela lui apportait toute la sérénité qu'elle espérait. Tant mieux, elle avait bien fait de rentrer.
Installée à la table du séjour, un visage familier lui souriait avec tendresse.
Joyeux anniversaire, ma belle ! Lore. Quel bonheur de la revoir après tout ce temps, et toutes ces lettres rédigées. Les larmes lui montant aux yeux, Alera eut peine à cacher sa joie.
Vous m'avez manquées. Toutes les deux. Les retrouvailles faites, la lacquoise se mit à son aise, et fit les présentations avec Zelen. Elle leur narra comment elle avait adopté la créature, tout en prenant soin d'édulcorer toute l'histoire. Déjà, rien qu'au visage fermé d'Ebelline, elle avait bien compris que si elle se perdait dans tous les détails de cette aventure, jamais plus sa mère ne voudrait la laisser repartir ...
As-tu entendu pour les jeux de l'affrontement ? Grand Naâme je suis si heureuse que tu n'aies rien ! Ta dernière lettre indiquait que tu marchais vers Borderoc, et j'étais sans nouvelles depuis. J'ai cru que ... Tout va bien !! Coupa Alera, précipitamment, avortant une crise de larmes dont seule Ebelline avait le secret.
Non, dites-moi. J'ai bien entendu quelques habitants mentionner des sacrifiés mais ... j'étais déjà sur le chemin du retour. Un massacre. Cela a été un vrai massacre !! Des Masques Maâlistes sont intervenus à peine les jeux commencés, et ont tué un très grand nombre des spectateurs. En présence de la reine et de la duchesse, tu le crois ça ? A la mention des maâlistes, Ebelline avait bruyamment tressailli et avait fait des signes très étranges de la main avant d'enserrer sa pierre de vie. Oui, décidément,
rien n'avait changé ici.
La reine a ordonné que les frontières soient surveillées. Tu n'as pas eu de soucis pour passer ? Elle mentit et répondit qu'elle avait sans doute passé les frontières avant que tout ceci ne se passe. En vérité, elle avait effectivement été arrêtée par une patrouille, mais après avoir estimé qu'elle ne représentait aucun danger, les Lames l'avaient laissée partir sans broncher. Si jamais elle racontait tout cela, Ebelline allait encore faire une esclandre.
Alera n'avait pas demandé la raison de son interpellation, estimant que c'était chose courante de voir des Lames patrouiller dans le duché, en présence de la reine. Maintenant, elle comprenait. Sans doute que les Masques s'étaient enfuis, et qu'ils étaient à leur recherche.
Elle eut alors une petite pensée pour Azurin. Finalement, était-il resté à Borderoc ? Et avait-il assisté à ces jeux ? L'inquiétude qu'elle ressentait pour lui fut pourtant très vite dissipée, faisant place à des images qui empourprèrent ses joues. Elle revoyait certaines scènes ... entendait certains mots ... ressentait certains frissons comme s'il la touchait, et elle en frissonna de nouveau.
Je me demande comment réagiront les Tendrion. Jusqu'ici, ils semblent bien muets sur ce qu'il se passe actuellement ... Et pourquoi devraient-ils intervenir ? Peu importe ce qu'il s'est passé là-bas, c'était la volonté de Naâme. S'il a décidé que ces âmes ne méritaient pas d'être sauvées, c'est qu'il avait une bonne raison. Mais ... Ebelline, tous ces innocents ... Ils n'ont certainement pas mérité d'être ainsi égorgés, éventrés ou que sais-je ?! C'était affreusement barbare à ce que l'on dit ! Il a été de la volonté de Kamaâl de laisser ses partisans commettre un tel coup d'état, au même titre qu'il a été de la volonté de Naâme de détourner les yeux et d'abandonner ceux qui croyaient en lui. Ni l'un ni l'autre ne méritent l'attention qu'on leur porte. C'est bien parce que j'ai besoin de cette chose pour rester en vie, et faire ... ce que j'ai à faire que je la porte. En aucun cas je ne me sens bénie par l'un, ou maudite par l'autre. Ce faisant, elle avait agité sous leurs yeux sa pierre de vie bleue, très amèrement. Oui, Alera était en froid avec les dieux car ni l'un ni l'autre n'avaient fait quoi que ce soit pour mériter sa dévotion.
Lore avait observé son amie avec de grands yeux inquiets, véritablement étonnée de l'entendre prononcer pareil discours avec autant de froideur dans la voix et affichée sur son visage. Quant à Ebelline, elle était partagée entre l'outrance et l'émerveillement. Elle non plus n'arrivait pas à croire que sa fille Alera puisse être devenue aussi sombre, mais plus encore, elle n'arrivait pas à croire ce qu'elle avait devant ses yeux. Toute tremblante, elle tendit une main fébrile vers la rouquine, une autre sur sa bouche bée. Puis, les larmes coulant sur ses joues, elle tomba alors à genoux.
Naâme t'a bénie ?! Naâme t'a bénie !!! Tu es transcendante !! J'ai élevé une transcendante !! C'est le plus beau jour de ma vie !! Calme-toi ... ce n'est qu'une couleur différente de la tienne. Il n'y a rien d'exceptionnel à cela. Son ton était froid, presque implacable. Elle connaissait à l'avance la réaction de sa mère lorsqu'elle le saurait, et si tôt qu'elle s'était emportée, si tôt elle s'était mordu les lèvres, maintenant que le "secret" était éventé. Alera n'avait pas la moindre envie d'être ainsi placée sur un piédestal.
N'as-tu donc aucun pouvoir illimité ? On dit pourtant que les transcendants peuvent ... Peu importe ce qu'on dit. Cette pierre ne change pas qui je suis, au fond. Avait-elle coupé brutalement. Et elle le pensait sincèrement. Même si aujourd'hui, elle était bien plus sûre d'elle qu'elle ne l'avait jamais été, elle demeurait Alera Vaelken. Rien de plus, rien de moins.
Peut-être, mais tu ne peux nier qu'il s'agit bel et bien d'un acte divin, car je te le dis, c'est bien la main de Naâme qui est posée sur ton épaule ! Je peux la voir !! Tout le corps d'Alera tremblait à présent, d'une colère qui se transformait en rage. Ses poings se resserraient en même temps que ses mâchoires, tandis qu'elle tentait par tous les moyens possibles de garder son calme. Pourtant, Ebelline continuait de la provoquer. N'avait-elle pourtant pas été claire ? Elle ne voulait plus rien à voir à faire avec les dieux ... Ne pouvait-elle cesser de s'acharner ?
MAUDIT SOIS TON SATANÉ NAÂME !!! S'écria-t-elle, à bout.
Tu es là, à continuer de vouer un culte à ce dieu qui n'a jamais rien fait pour toi, et continue de rester sourd à tes prières. Ce dieu qui n'a eu aucun scrupule à nous ôter papa, mais qui laisse vivre des pourritures ! En quoi est-ce juste, peux-tu me le dire ? En quoi devrions-nous vénérer un dieu qui continue de faucher les honnêtes gens, et qui nous torture à nous retirer ceux que nous aimons le plus, ceux qu'on n'a pas eu le temps de dire au revoir ? Hein ? Pourquoi lui restes-tu fidèle ? POURQUOI ?! Voilà encore un bel exemple, combien de ces gens venus à Borderoc croyaient être en sécurité, protégés par lui ? On voit que cela leur a bien servi !! Elle n'avait pas remarqué que ses yeux déversaient une grande quantité d'eau à présent. Lore et Ebelline, estomaquées d'un tel emportement, étaient muettes de tristesse. Elles savaient que dans sa voix résonnait l'écho d'une perte tragique, et que Naâme payait les pots cassés. C'était dans la souffrance qu'on se tournait vers lui pour trouver du réconfort, autant que pour trouver quelqu'un à blâmer. Et Alera avait préféré le blâmer.
Ebelline se risqua à s'approcher d'elle, lui saisissant doucement les mains.
Peut-être que tu es encore trop jeune pour le comprendre, mais nous devons tous avoir foi en quelque chose. Si ... si tu as perdu un être qui t'était cher, c'est que Naâme l'a voulu. Tu es maintenant son Élue et tu te dois de ... Rien. Je ne lui dois rien. Les seules dettes que j'ai, sont envers des gens de valeur, et non un pleutre qui joue avec nos âmes comme on remue une fourmilière. Sa mère blémit, et Lore se leva d'un bond.
Qui donc es-tu devenue, Alera ? Tu t'entends parler ? Tu devrais rester ici, à Lackness, quelques temps. Te reposer, et vivre à nouveau parmi la civilisation ... Je pense que ta mère avait raison en disant que cette vie n'était pas pour toi ... Alera accueillit cette réplique avec douleur, comme un coup de poignard dans le coeur. L'ignoble trahison. Lore, son amie de toujours, celle qui l'avait toujours comprise mieux que quiconque. Qui l'avait épaulé en toute circonstance. Qui l'avait aidé, même, à annoncer son départ ... Aujourd'hui, elle se rangeait de l'avis d'Ebelline ? Pire encore, elle s'était retournée contre elle, en sous-entendant qu'elle n'était pas capable de continuer cette vie ? Si seulement elles savaient toutes les deux, de quoi elle était capable. Si elles savaient par quelles épreuves elle était passée. Qui elle avait perdu ...
Pourquoi ? Parce qu'enfin, je tiens des propos sensés et éclairés ? Qui êtes-vous toutes les deux pour me juger de la sorte ? Hm ? Toi, la veuve qui n'a jamais levé le petit doigt de sa vie, à jouir d'une pension qu'elle n'a mérité que parce que son mari l'avait gagné à la sueur de son front, et toi, la pauvre fille de poissonnier qui ne connait du monde que ce qu'elle entend dans les tavernes et les auberges ? Tu n'es jamais sortie d'ici ! Que sais-tu de la vraie civilisation ? Zelen, occupé à jouer avec un insecte, remua de son pelage au ton de sa maîtresse, et, intrigué, accourut vers elle et grimpa jusqu'à son épaule avant de se lover dans son cou. Alera frotta instinctivement sa joue contre lui, avant de réaliser aux visages des deux femmes qu'elle en avait bien trop dit. Pourtant, tout cela n'était que vérité.
Elle soupira longuement. L'ambiance n'était plus vraiment à la fête. Rebroussant chemin vers la sortie, elle leur dit au revoir.
Je pense qu'il vaut mieux que je dorme à l'auberge cette nuit. Je reprendrai la route dès demain. Désolée d'être une déception à vos yeux, mais c'est pourtant ce que je suis devenue. Et je compte le rester. Et elle referma la porte sur une mère éplorée, et une meilleure amie à jamais marquée par la violence de ses dires. Décidément, le 21 Dollune était
vraiment une date maudite ...