[12 Dollune 1100] Tâches de peinture et notes de musique

Il était encore assez tôt, mais la journée de Mauste était déjà bien entamée. Il s'était levé à l'aurore, lorsque les rayons d'un soleil estival étaient venus le pousser gentiment hors de son lit, puis avait passé sa matinée hors de chez lui. Ses pas l'avaient poussé vers un marché qu'un artisan lui avait recommandé quelques jours plus tôt, où il fit provision de plantes en tout genre pour ses expériences. Il venait tôt, car il les aimait les plus fraîches et de la meilleure qualité possible : même lorsqu'il s'agissait de faire sécher ses ingrédients, cela lui assurait plus de maîtrise sur le résultat final.

De retour chez lui, il s'était penché sur ses expériences de la veille. A la lueur du jour, il constatait une amélioration de son encre pourpre, qu'il tirait d'un lychen - la couleur sur le papier était vive et uniforme. Satisfait, il alla accrocher la petite calligraphie à la fenêtre de sa devanture, parmis d'autres petits papiers couverts de croquis ou courtes phrases d'une multitude de couleurs. L'objectif était de tester la résistance des pigments face au soleil, mais cela attirait aussi des curieux, et c'était tant mieux.

La fenêtre en question était deux ou trois fois plus large que haute, composée de dizaines de petits carreaux en losanges, et projetait la lumière du soleil par tâches dans la pièce principale de l'habitation. Un large bureau, couvert de papiers, plumes, et encres, bordait la fenêtre, dans un chaos relatif qui indiquait son utilisation fréquente. Plus loin, divers meubles et étagères se couvraient de flacons et vases en tous genre. Encres fraîches et anciennes, pigments en poudre ou en bloc, plantes fraîches et séchées en tous genres, mêmes quelques plumes et insectes séchés, couvraient les surfaces disponibles. Plus loin, deux fauteuils entouraient une cheminée éteinte et un tapis coloré couvrant les petites tomettes de terre cuite qui pavaient le sol.

Attablé à son bureau inondé de lumière, Mauste avait le nez plongé dans ses parchemins, plumes et bouteilles, griffonnant le papier et prenant des notes obscures sur les propriétés de tel liant et les défauts de tel pigment, des tâches d'encres multicolores sur les doigts, lorsque le premier curieux de la journée s'approcha de la porte entrouverte.

Le ménestrel arpentait la rue à petit pas. C'était la meilleure saison pour arpenter les rues de Lackness, la chaleur voyait les habitants et les voyageurs vaquer à leurs occupations en extérieur lorsque c'était possible. Les rues animées de couleurs partageaient une joie dont nul plus que le soleil n'aurait pu s'enorgueillir.

Nohan portait ses habits les plus pimpants : une chemise en lin beige un peu ample autour de ses bras, et dont les épaules étaient couvertes pas une grande cape finement composée de losanges de toutes les couleurs. Leur assemblage faisait une pièce éclatante de gaieté, et il allait sans dire que le chanteur l’aimait beaucoup. Il descendait une rue qu'il connaissait un peu jusqu'à une enseigne dont on lui avait fait la recommandation. Il passa sans hésitation le pas de la porte, et se fit happer par la tranquillité de la pièce. La boutique regorgeait d'odeurs sèches et boisées, de couleurs douces et de flacons parfumés. On eut dit qu'on y cultivait un jardin de livre.

Un homme se trouvait à son bureau avec un air simple et réservé qui laissait facilement penser qu'il était tout à l'image de sa demeure. Nohan se dirigeait avec lui en prenant le temps de regarder curieusement les bibelots qui meublaient la pièce.

« Bonjour à vous ! dit-il d'un ton très enjoué, je recherche du matériel pour écrire une chanson. »

Il marqua une hésitation.

« Ou bien un poème peut-être. »

Ses yeux passaient d’un parchemin à un autre, appréciant les écritures qui y figuraient.

« Et j'aurais besoin de conseils aussi. En fait, je ne crois pas être très doué pour ça ... »

Il rougissait de son niveau actuel et serra le poing. De toute manière il n’était pas revenu du Marvier pour juste y repartir les mains vide. S’il voulait apporter à l’académicienne quelque chose qu’elle apprécierait, et ce malgré tous les chefs d’œuvre qu’elle devait voir au quotidien, il devrait allouer à cette tâche tous les efforts qu’il serait capable de fournir. Ses yeux débordaient de volonté, mais il se sentait incapable de parvenir à un résultat acceptable tout seul.

« Pouvez-vous m'aider ? »

La première chose qui capta l'attention de Mauste, ce fut bien évidemment la cape multicolore de l'inconnu. Pour le jeune homme, cette myriade de couleurs semée sur le tissu avait un charme unique, auquel il était bien incapable de résister. Bon, le grand jeune homme bouclé qui se tenait dessous n'était pas mal non plus, avec son regard gris et ses pommettes saillantes. Mais cette cape, cette cape !

Mauste répondit aux salutations joyeuses du grand brun par un sourire chaleureux, un de ceux que l'on voit autant dans le regard que sur le visage.

- Bonjour et bienvenue ! Mon nom est Mauste Morte-Branche, pour vous servir.

Il réfléchit un temps aux besoins énoncés par le jeune homme. Du matériel pour écrire une chanson ? Voilà qui présumait une bien jolie tâche.

- Et j'aurais besoin de conseils aussi. En fait, je ne crois pas être très doué pour ça... Pouvez-vous m'aider ?

- Bien sûr ! Je suis là pour ça.

L'hésitation de son client était perceptible, mais s'il cherchait à coucher sur le papier l'une de ses créations, et qu'il n'était pas allé simplement chez un écrivain public, c'est qu'il devait bien avoir quelques compétences déjà présentes.

- J'aurais besoin de me faire une idée de votre niveau d'écriture, et du genre de résultat que vous cherchez. S'agit-il surtout de conserver votre oeuvre dans le temps, ou aussi de la décorer, de la mettre en valeur ?

Tout en parlant, il s'était levé, et se tenait à présent devant une étagère toute proche, où des bouteilles aux multiples formes côtoyaient une pile de supports en tous genres. Papiers, vélins et parchemins se mélangeaient sans ordre visible pour l'oeil inexpérimenté. Il en extirpa une sélection variée, pour montrer au jeune homme la gamme des possibles.

- Je ne fais que les encres, mais je peux vous fournir en support ou vous recommander un artisan. Pour l'instant, j'aimerai mieux comprendre votre projet.

Il déposa délicatement les supports sur le long bureau, pour les laisser aussitôt de côté. Sur la même table, il attrapa un livre épais et lourd coincé entre deux plantes, qu'il plaça entre son client et lui et ouvrit par le milieu.

- J'ai ici une sélection d'oeuvres en tous genres, plus ou moins détaillées. Si cela peut vous aider à m'exprimer vos besoins et envies, ajouta-t-il avec nouveau sourire.

« Oh, toutes mes excuses ! Je suis Nohan Belluvial ! »

Il signa une salutation d'un mouvement de cape. La considération que le vendeur lui accordait le mis à l'aise. Plus encore, elle l'emplissait de satisfaction. Qu'il aimait qu'on e regarde comme ça.

Après un dernier regard autour de lui, Il s'assit tout joyeusement devant lui. Ses réponses franchissaient ses lèvres sans même passer par son esprit.

« C'est pour offrir à quelqu'un ! »

Surpris de l'avoir dit si fort, il diminua le ton de sa voix.

« C'est pour offrir en cadeau, donc je préfèrerai quelque chose d'assez joli ... mais, euh, voici la dernière chose que j'ai écrit »

Il sortit de son gros sac un morceau de papier soigneusement emballé sur lequel figurait les paroles d'une chanson. La pièce était vieille de plusieurs années et son état s'était déjà bien dégradé malgré le soin qu'il en avait pris. L'écriture était correcte, voir belle pour un amateur. On y sentait à la fois toute la volonté du propriétaire à obtenir un résultat éthéré, élégant et avec une certaine complexité, mais on pouvait y voir aussi les nombreuses imperfections dues à l'imprécision de ces mains et au manque de rigueur avec lequel il s'était lancé dans cette tâche. Le ménestrel était très fier de son œuvre, et sa mère ne cessait de lui en faire les éloges, mais les plus belles lettres du Gravorn doivent se sentir bien laides à côtés des écritures des sages d'Albatra.

Nohan feinta de regarder ailleurs, mais il scrutait avec attention les expressions du vendeur d'encre devant son travail.

Il fit un peu la moue quant on lui proposa de voir des œuvres déjà existantes, il y aurait bien peu de chances qu'il puisse en imiter une correctement.

« Je ne sais pas encore trop ce que je veux, ni ce que je peux faire, mais peut-être juste .. quelque chose digne d'une érudite d'Albatra, vous pensez que c'est possible ? »

La bonne humeur de Mauste ne ternissait pas, surtout alors que Nohan, jovial et énergique, lui expliquait sa situation. A son éclat de voix, il réprima un rire de bonne humeur. Il avait toujours aimé les gens un peu extravagants et pleins de vie.

Lorsque le ménestrel sortit son ouvrage pour le tendre au chercheur, celui-ci s’en saisit avec toute la délicatesse du monde, et le porta sous les rayons du soleil qui traversaient la grande fenêtre à croisillons. Sur le papier qui portait les traces du temps, les mots étaient joliment écrits.

Il y avait bien des imprécisions çà et là, mais on sentait la plume appliquée dans les courbes bien rondes et les traits fins et élancés. Bien sûr, son œil entraîné voyait la différence avec le travail d’un calligraphe aguerri. Mais nul besoin d’être un grand maître pour produire une belle œuvre, Mauste en était convaincu. C’est avec un sourire chaleureux qu’il répondit :

- C’est un très joli travail, Nohan !

Après la moue de son client, il s’était décidé à ne pas revenir à son livre d’exemples. Le travail qu’il avait sous les yeux lui donnait de toute façon un bien meilleur aperçu des capacités de Nohan.

- Je ne sais pas encore trop ce que je veux, ni ce que je peux faire, mais peut-être juste .. quelque chose digne d'une érudite d'Albatra, vous pensez que c'est possible ?

Ah, voilà donc d’où venait sa nervosité ! C’était non seulement un cadeau, mais de plus destiné à une érudite dont le niveau d’exigence était sans doute des plus élevés ! Enfin, son client n’était a priori pas du Marvier, et encore moins un érudit Marlois, et sans doute la destinataire du présent reconnaîtrait-elle la valeur des efforts fournis, de l’application de Nohan, et de sa volonté évidente de répondre aux très hauts standards d’Albatra. D’autant plus que le travail lui-même présentait des qualités bien réelles.

Il décida de se montrer sincère et encourageant :

- Il y a bien quelques petites imperfections, mais il y a là un vrai potentiel. Je peux vous donner quelques petits exercices et conseils, et je suis certain que vous serez tout à fait à même de produire un travail qui plaira à cette érudite !

« C’est un très joli travail, Nohan ! »

Ses yeux pétillèrent de fierté et de gratitude. « Ma maman disait vrai ! » se répétait-il ! Et qui sait, si même à Creux-Lac son ouvrage pouvait être qualifié ainsi, peut-être qu'au Marvier aussi on y verrait que la splendeur de sa plume. Son enthousiasme monta jusqu'à ce que Mauste précise son verdict. L'égo du ménestrel retrouvait sa place, bien qu'il eût vraiment espéré avoir déjà bien plus que du potentiel. Il tiqua au mot imperfection, et songea que ce n'était pas une chose qu'on acquerrait sans pratiquer des années durant, et il n'aurait pas la patience de pratiquer jusqu'à ne plus en faire.

Enfin, ce ne serait peut-être pas nécessaire ! Il avait une option, une qui ne lui avait presque jamais fait défaut ... la chance ! Oui, s'il écrivait la même œuvre encore et encore, peut-être que la chance en ferait une sans le moindre défaut ! Après tout est-ce si dur de toucher le centre d'une cible, rien qu'une seule fois, quand on a des tas de flèches ? Il se referait vite s'il venait à trop dépenser en encre et en papier, et de toute manière il n'était pas pressé de retourner la voir. Il se frottait les mains en songeant à ce possible déroulement.

« Je serais ravi de m'y mettre, avec votre aide » ajouta-t-il avec impatience. De toute évidence sans aide il n’aurait pas plus de chances de réussir son œuvre que de toucher le cœur de la cible avec les yeux bandés.

Soudain ses oreilles s'étirèrent à la mention de l'érudite. Ses sourcils se levèrent d'un air interrogateur, et le ton de sa voix bascula sur la défensive.

« Vous affirmez que ça lui plaira ? Vous connaissez les exigences des Marlois en termes d'écriture, surtout quand il s'agit d'érudits ? »

La confusion devenait visible sur le visage du ménestrel dont les bras se raidirent, l'éloignant visiblement du vendeur d'encre.

« Vous pensez vraiment que ça lui plaira ou vous dites ça juste pour me rassurer ? »

« Vous affirmez que ça lui plaira ? »

La jovialité de son client s’était enfuie, et c’était soudain comme si le soleil brillait un peu moins fort. Mais ce n’était qu’une illusion, que Mauste était bien décidé à chasser.

C’était bien étrange de voir ce jeune homme passer d’une confiance en lui lumineuse et si naturelle à une réserve presque froide - ou timide ? - lorsqu’il n’était plus aussi sûr de lui. Un vrai chat, songea le vendeur.

Avec un grand sourire, espérant que cela aiderait à abaisser la barrière levée par Nohan, Mauste affirma :

« Je vous assure que votre travail est de qualité ! Je suis moi-même de l’Ordre du Savoir ; vous pouvez me faire confiance. Tenez, je vais vous montrer des exercices pour maîtriser votre plume avec plus de confiance. »

Sur la grande table, il déposa une feuille d’un papier peu cher, mais assez lisse pour ne pas fausser les exercices. Il ajouta deux plumes, déboucha un flacon d’encre d’un noir profond, puis se saisit d’un des outils et traça quelques courbes puis quelques lettres, les unes sous les autres.

« Prenez une plume et répétez à la suite les symboles que j’ai tracés. Ils semblent simples, mais sont un peu traîtres, et les répéter avant de les poser sur votre oeuvre finale vous aidera à mieux maîtriser le résultat. »

Prenant garde à ne pas toucher l’encre fraîche, il désigna du doigt divers symboles.

« Cette courbe-ci se retrouve dans cette lettre plus bas. Mais on a tendance à la tracer dans le mauvais sens. Le geste est plus naturel, mais accroche plus le grain du papier, il vaut donc mieux s’entraîner à la tracer dans l’autre sens. Là, si l’on prend un peu plus de temps pour dessiner ce trait, le délié est plus esthétique... »

Mauste expliqua ainsi chacun des exercices. Il espérait que son client en verrait les subtilités, et ne les confondrait pas avec des exercices pour débutants, bien qu’ils se ressemblent au premier abord.

Nohan ouvrit grand les yeux lorsque son interlocuteur se présenta comme de l'Ordre du savoir. Il resta béa de longues secondes puis, s'appuyant de ses mains sur la table, il sonda la pièce une seconde fois pour déterminer si c'était un mensonge. Il parvint à la conclusion que l'environnement était très loin de ce qu'il associait aux plus grands esprits du royaume, mais que celà restait crédible qu'il soit l'un deux. Après tout combien étaient-ils, il n'en avait aucune idée.

Sa tête pivota lentement vers le vendeur qu'il regardait maintenant avec des yeux de chouette, et une ombre de sourire trahissant la vague d'enthousiasme qui le submergeait. Mais s'il voulait se féliciter d'être venu ici, l'ombre de l'épreuve qui l'attendait restait trop sombre pour se réjouir. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas écrit, et il n'avait pas assez pratiqué pour acquérir de vrai réflexes.

Il attrapa la plume avec soin, et en trempa doucement l'extrémité dans le petit flacon. La pointe de posa sur le papier telle une feuille sur la surface d'un lac. Elle glissa lentement dans une forme imitant celle de Mauste. Lorsque le premier caractère fût achevé, Nohan releva sa plume. La reproduction, à vrai dire, était horrible.

Il fronça des sourcils, et entama délicatement le second caractère. Cette fois il y mettait plus de concentration, et tentait de reproduire au mieux l'élégant motif qui lui servait de modèle. Le symbole qu'il venait de dresser lui ressemblait d'avantage, mais n'égalait en rien sa finesse. En fait, il était même très moche.

Nohan grinça des dents et s'exclama.

« Un peu traîtres ? Je n'avais pas souvenir d'une telle difficulté, c'est complètement absurde ! »

Un souffla fort et s'arma de calme avant de s'attaquer à la troisième lettre. Avait-il à ce point régressé ? Non, c'était la faute de ces traîtres lettres par lesquelles ce bon vendeur avait voulu commencer. Ces symboles se vantaient silencieusement d'être si difficile à dessiner. Ils ressemblaient à des serpents gracieusement entremêlés, ceux de Mauste. Le troisième symbole de Nohan, plus désastreux encore, ressemblait plutôt à un cochon mort.

« Est-ce que je pourrais avoir des exercices pour débutants plutôt s'il vous plaît ? »

Ce n'était quand-même pas ça des exercices pour débutants si ?

« Je suis peut-être pas un enfant du savoir mais je sais quand-même dire quand ce que je fais est nul, et ne faites pas comme si changer le sens de mon trait allait miraculeusement transformer ce tas d'encre immonde en une lettre digne d'Elle ! »