[28 Dollune 1100] Le poids de la couronne

Odion se tenait nerveusement debout à quelques mètres de sa souveraine, toujours attablée dans la même pièce de fortune que les Rochefer lui avait attribuée afin qu'elle puisse gérer, depuis Borderoc, ses affaires courantes ainsi que les derniers événements subits. A côté de lui, un jeune garçon maigrichon et au ton blafard qui attendait également que la reine termine sa rédaction. Même si la fatigue se lisait sur son visage, ses yeux n'en restaient pas moins attentifs et son esprit, réveillé par la promesse d'une bourse de lieutons bien remplie s'il s'acquittait de sa tâche.

Un tremblement de terre. Au plein cœur des Trois-Lieux. De mémoire d'homme, il n'y avait jamais eu pareil précédent, et l'expérience d'Ariane ne lui serait pas aussi utile que d'ordinaire. Avec l'annulation des jeux des affrontements et les barrages établis aux frontières du Gravorn, ce ne serait qu'une question de temps avant que la situation ne dérape, et n'échappe à tout contrôle. La peur allait guider les faibles, et le chagrin allait perdre les forts. Il y avait bien trop à gérer d'un seul coup.
Naâme avait encore décidé de la mettre à l'épreuve, mais avait-elle encore quelque chose à prouver ? Elle n'y arriverait pas cette fois, pas seule. Aussi, le convoquer ici d'urgence était ce que son cœur lui intimait de faire.


Ariane mit un point final à sa convocation et apposa son sceau afin de rendre la missive officielle. Elle s'était montrée avare en détails, ordonnant à ce que le prince Valérian la rejoigne sous peu. Ensuite, elle plia la lettre soigneusement et se leva.

A son regard glacial, Odion jugea opportun de préciser.




Ariane n'avait pas menti: elle se sentait fatiguée, et le manque de sommeil n'en était pas la cause directe. Cette année, elle fêterait ses 70 ans et quarante-sept ans de règne. Elle avait géré bon nombre de choses, et aujourd'hui, était lasse de cette vie solitaire, lasse de ce fardeau.

Elle tendit la missive au jeune garçon.


Il ne lui restait plus qu'à espérer qu'elle avait pris la bonne décision ...







s'emporta Ariane, piquée sur le vif, martelant du poing sur la table.


Ariane s'apprêtait à lui répondre, pour la centième fois au moins, qu'elle attendait quelque chose en particulier avant de pouvoir agir, mais leur houleux débat fut interrompu par quelque fracas à la porte.

Comment attendu de la part de la duchesse du Gravorn, elle renouvela sa menace de confiner Voliark Zaler à la prison de Vissomort, où nul doute, il finirait sa vie dans d'atroces souffrances dans l'imaginaire de Dame Vitala. Jamais elle ne serait d'accord pour l'idée qu'elle avait eue, et il lui faudrait jouer finement ses cartes pour que, malgré tout, ce soit réalisable. Elle enchaîna par une ribambelle de questions, toutes plus pertinentes les unes que les autres, Ariane devait-elle l'admettre. Des questions qui allaient droit au but, symboles de l'impatience de la jeune femme, mais qui ne trouveraient pas réponse dans l'immédiat.

Et pourtant. Il fallait croire que la duchesse faisait davantage peur que la reine elle-même, car le convoqué donna de nouvelles informations et de plus amples détails. Du moins, avant qu'il ne geigne et lance un regard suppliant envers elle, espérant qu'elle serait magnanime. Il se comportait de manière de plus en plus étrange, mais elle n'en fit pas grand cas. Oui, la menace de Vissomort pouvait avoir cet effet.
Depuis quand une simple régente du Gravorn avait plus de poids que la reine des Trois-Lieux ? Depuis quand ses mots, ses menaces, n'étaient plus pris au sérieux ? Sans doute l'âge y était-il pour quelque chose, ou peut-être était-ce toutes ces choses qu'elle était capable de faire mais que tout le monde ignorait car elle avait pris grand soin à ne jamais rien révéler, et à garder son masque de femme parfaite ? Dans tous les cas, elle n'était plus celle qu'elle était, ce qui lui conforta dans l'idée qu'il était grand temps que Valérian marche vers la place qui lui revenait de droit : celle du trône.

Durant ce processus, Valérian énonça ce qu'elle savait déjà. Oui, évidemment qu'ils avaient encore besoin de lui, elle n'était pas idiote, et très certainement devrait-elle se battre avec Dame Vitala, qui assurément exigerait sa peine à Vissomort. Mais il avait raison, tant qu'elle détenait un moyen de pression sur lui, Voliark pouvait être pressé de tout son jus jusqu'à ce que toutes les informations en sa possession leur soient connues.
Entre ses doigts, la pierre de vie de Voliark reposait toujours, mais cependant, elle se demanda brièvement s'il fallait le lui rendre, tandis qu'il était emmené par les gardes. Même si elle était désespérément aux abois, et qu'elle avait instauré cette ambiance tendue - et choquante - , en aucune manière elle l'aurait laissé subir les symptômes de l'éloignement, quand bien même il l'aurait mérité d'une façon ou d'une autre à un moment de sa vie. Mais maintenant qu'il passait la porte, elle préféra ne rien dire, et conserva son Advictâme.

Comme répondant à ses attentes sur ses responsabilités grandissantes, Valérian se rappela à elle de façon parfaitement inattendue de lui.



Ariane ne savait quoi répondre, aussi, elle se mura dans un long moment de réflexion. Il était vrai que ce don était particulièrement utile et pratique, et surtout, tombait à point nommé. De plus, Valérian montrait une fougue qu'elle ne lui connaissait pas, comme une envie de faire ses preuves, elle le voyait aux étincelles dans ses yeux. Mais avait-on seulement idée de laisser courir un prince dans les rues, à traquer une criminelle ? Certainement pas tout seul.



Devant son insistance, elle sentait sa volonté l'abandonner. Elle jeta un regard à Vitala, comme si elle avait besoin de son avis, ou de son autorisation, avant de se rappeler qu'elle ne devait de compte à personne. Ariane céda.

Dame Vitala compléta ce qu'Ariane n'avait fait que penser. Il était, selon elle, des évidences qui n'étaient pas nécessaires de prononcer. Mais il était également vrai que Valérian était ... Valérian, et que les non-dits pouvaient être dévastateurs s'il ne les avait pas déduit de lui-même.

Ariane acquiesça donc aux conseils qu'avait prodigué la duchesse. A le regarder s'armer d'une impatience nouvelle qu'il tentait pourtant de camoufler, la reine fut prise d'un doute de dernière minute. Faisait-elle bien d'accéder à sa requête ? Même si le fait de le faire venir à Borderoc afin de le jeter dans le grand bain des responsabilités avait été une bonne idée, qui en prime semblait avoir porté ses fruits, il demeurait encore, par ses attitudes, un bien trop grand garçonnet immature. Par ailleurs, elle savait également que si elle ne lui donnait jamais sa chance, jamais il ne pourrait lui prouver qu'elle avait tort.

Forcée de lui laisser la liberté d'agir en prince, elle jugea préférable tout de même de lui ajouter une pression supplémentaire sur les épaules, afin qu'il ne s'égare pas en chemin, et oublie qu'il en était de la sécurité trois-lieutaine. Il n'était pas question qu'il prenne cette traque pour une joyeuse gambade dans les bois, un panier pendu à son bras et tout prêt à aller cueillir des fleurs.

Mue d'une attention inattendue, Ariane déposa une main frêle sur l'épaule d'un Valérian courbé, qu'elle enserra fermement.



Et tandis qu'il s'éloignait, elle crut bon d'ajouter, sèchement et sans le regarder :



Une fois que la porte se soit refermée sur Valérian et quelques gardes d'escorte restants, Ariane avait pris la décision de tout dire de ses plans futurs à Vitala. Elle ne se souvenait que trop bien de sa visite impromptue, une fois remise de son "absence" lors des jeux des sacrifiés, dans ses appartements pour lui rappeler qu'elle était présente, et exigeait un droit de parole et de regard sur ce qui se trafiquait sur ses terres. Ce qu'elle comprenait parfaitement.

Ariane hocha de la tête à cette brillante analyse de la part de la duchesse.



Cherchant ses mots pour tenter de convaincre Vitala de faire front commun avec elle, la souveraine retourna à son siège et s'y installa avec lassitude.



Ariane respira profondément et s'élança dans l'aveu de son idée, qu'elle comptait bien mettre en pratique d'ici peu.



C'était peut-être risqué, ou même farfelu, elle en avait conscience en s'entendant parler. Mais elle n'avait plus le choix. Même si elle avait décidé de donner sa chance à Valérian, il fallait qu'elle se prépare à son échec. Les Lames de Borderoc ? Si elles étaient aussi utiles qu'elles l'avaient été durant les jeux, elles n'étaient pas prêtes de retrouver les Masques. Elle ne risquait rien à établir un plan de secours.



Ariane laissa volontairement sa phrase en suspend. En vérité, elle n'admettait pas que l'issue de ce plan tourne au vinaigre. Si c'était le cas, Vitala aurait tout le loisir de lui souligner son erreur.