[24 Allune 1100]Une proie commune

En dix ans de traque, elle n'avait jamais entendu pareille absurdité. Œil de Charbon, quel nom ridicule ! Probablement en vue d'intimider quiconque viendrait à croiser cette personne, mais c'était tout ce qu'elle avait pu lire de l'avis de recherche, pas d'autres informations, pas même un portrait. Rien. Du véritable challenge, et c'était bien pour cette raison qu'elle en avait fait sa propre mission personnelle. Elle savait les Lames de Saphir à l'affût de ce personnage, bien qu'à priori, aucun état d'urgence n'avait été déclaré. Il s'agissait d'une seule et pauvre affiche, punaisée au panneau extérieur de ce pittoresque village par lequel elle passait ce jour-là.
Les nuages s'étaient faits de plus en plus noirs et menaçaient à tout instant de verser sur le pays ses trombes d'eau. Sans traîner, elle s'était dirigée vers l'enseigne représentant une goutte d'eau aux côtés d'un motif qu'elle connaissait bien : une chopine. A coups sûrs, il s'agissait d'une taverne. Pressant le pas, son sac ajusté par-dessus l'épaule, elle se dirigea vers l'entrée, et poussa la porte violemment pour faire sa célèbre entrée.
Quelques gaillards, dont le tavernier lui-même, levèrent des yeux mauvais vers l'étrangère mais s'estomaquèrent aussitôt. De longs cheveux blancs, une peau si pâle qu'elle pourrait en être translucide, des yeux tout droits sortis des Terres Ardentes ... nul doute, c'était bien le Limier Blanc.
Un bref silence s'imposa de lui-même tandis qu'Opaline resta là, sans bouger, dans l'entrée. Pour les clients, même s'ils l'avaient reconnue de par sa réputation nationale, il valait mieux reprendre les conversations entamées et faire comme si elle n'était pas là. C'était bien le seul moyen de ne pas attirer ses foudres.
Le Limier Blanc s'avança alors, le bruit de ses talons résonnant sur le parquet, et se dirigea vers un tabouret du comptoir. Elle laissa tomber lourdement son sac au sol, dans un tintement singulier, avant de poser son séant sur le siège.
Du reste, elle ne commanda qu'une simple bière, qu'elle toucha à peine. Au dehors, on pouvait entendre malgré tout les trombes d'eau cogner contre la toiture, et des villageois courir dans ce qui était à présent de la boue détrempée.
La porte s'ouvrit de nouveau, après plus d'une heure où Opaline ne fit que fixer sa chope, laissant entrer un pauvre bougre totalement inondé. Le tenancier n'hésita pas une seconde à le lyncher, avant de se voir être payé pour une boisson chaude et des informations. Devant son mutisme, l'étranger du insister et vider un peu plus sa bourse. Opaline sourit. Elle mourrait d'envie de grogner sur le tavernier pour qu'il lui donne son verre de lait, mais elle se retint. Elle avait perdu son sourire alors que le nom de « Œil de Charbon » venait d'être énoncé. Dans sa vue périphérique, elle observa le nouvel arrivant. Il n'avait pas une allure exceptionnelle, mais il pouvait très bien être un concurrent. Et si tel était le cas, alors, elle pouvait se réjouir. Rien de tel qu'une petite compétition pour casser la monotonie du travail !
Les oreilles aux aguets, elle écouta ce qu'avait à dire le commerçant, à savoir absolument rien. L'étranger allait devoir casquer de nouveau .... mais il préféra le soulever du sol par le col, et le menacer. Les montagnes, eh ? Ce n'était pas comme s'il existait plusieurs chaines différentes ... ce serait fabuleux si cet ami pouvait se montrer plus bavard ...
Portant la chope à ses lèvres et avalant une longue lampée de ce breuvage ambré, elle se pourlécha les lèvres du bout de la langue, avant de s'adresser à l'étranger :

« Je pourrais vous extirper davantage d'informations si vous préféreriez me vider votre bourse, plutôt qu'à cet homme. Je suis certaine qu'il chanterait bien plus ... »

L'interrogation de l'étranger avait quelque chose d'amusant, bien qu'absolument outrageant. Dans quelle grotte avait-il vécu pour ignorer qui elle était ? Soit. Elle aurait tout le loisir de lui faire son éducation ...
Le tenancier, planqué derrière le comptoir, lui susurra son nom, tremblant de peur. Une réaction parfaitement exagérée, pensa-t-elle. Mais l'étranger se moqua du danger, et plaisanta même davantage. Il n'était pas crédule, c'était déjà un bon point en sa faveur, et augmentait le challenge. Elle allait bien s'amuser.

Opaline hocha négativement de la tête en montrant sa chopine. Elle n'avait nul besoin d'être resservie, même si d'ordinaire, elle n'aurait jamais refusé une boisson offerte.

« Laissez ce pauvre homme en paix, nous ne voudrions pas qu'il salisse davantage son magnifique parquet ... Je me nomme Opaline Chantrelle, dite Le Limier Blanc, comme il vous la très courageusement renseigné. Je ne sais rien de l'homme que vous cherchez, mais ... », elle souleva légèrement ses fesses pour tenter de retrouver le tavernier, « je suis persuadée que notre bon ami ici présent va se montrer bien plus bavard, si je lui demande gentiment. N'est-ce pas ? »

La tête du tavernier dépassa à nouveau du comptoir, et, tout embarrassé, il essayait d'afficher un sourire confiant. Sans trop de succès ...

- O-oui ! C-c-comme j'allais le dire, les m-m-montagnes ...
« Mais encore ? Les Alles ? Les Infranchies ? Allons mon brave, je m'en voudrais teeeellement de voler votre âme si vous ne parlez pas très vite ... »
- La Fourche ! On dit qu'il a son repaire dans la chaîne de la Fourche ! Je ne sais rien de plus, je vous le jure ! J'ai seulement entendu des rumeurs d'explorateurs qui ont fait escale ici !
« Eh bien voilà, ce n'était pas si compliqué, n'est-ce pas ? » demanda-t-elle en lui jetant une pièce d'un lieuton et en terminant d'un trait sa chope. « Quant à vous, le nouveau, cela fera 30 lieutons pour vous avoir aidé à lui extraire l'information. Je peux même en rajouter 10 si vous abandonnez l'idée de retrouver cet ... », elle soupira, « Oeil de Charbon. »

Opaline ne prit même pas la peine de sourire à son trait d'humour. C'était très loin d'être sa tasse de thé. En fait, maintenant qu'elle y songeait, il était extrêmement rare de l'entendre rire aux éclats. Encore un code sociétaire dont elle n'était pas au fait ...
Il refusa tout net, mais l'albinos ne s'en formalisa pas. Il était loin d'être bête, elle n'allait certainement pas lui soutirer de l'argent comme ça.

L'inconnu énuméra à haute voix ses hypothèses et ses questionnements, suite à sa volonté de le faire abandonner les recherches. Elle ne connaissait pas cette personne au surnom ridicule, et ignorait même les raisons pour laquelle on voulait la retrouver. En revanche, ce qu'elle était très loin d'ignorer, c'était la belle prime qui allait forcément l'aider à s'offrir un nouveau sac en bandoulière ...
Elle l'observa attentivement, pour ne pas dire qu'elle le scruta fixement, dans les moindres détails dans ses réactions et les mouvements faciaux qu'il n'avait aucunement conscience de faire. Il avait l'allure d'un chasseur de prime, mais il n'était pas assez prudent pour ce qui était de cacher ses informations. Il n'était pas professionnel, il n'était pas du milieu, il n'était pas là pour la prime. Comprenant cela, Opaline put se détendre.

« Cessez de tourmenter vos pauvres réflexions, il s'agissait d'un simple conseil gratuit », répondit-elle dans un clin d’œil entendu, « Et vous, pour quelles maudites raisons souhaitez-vous vous risquer à aller à son encontre ? »

Peu lui importait les raisons qu'il allait lui donner après cela, sa décision était prise. L'homme y allait dans un but personnel, et à l'éclat de ses yeux, c'était même là un objectif crucial qu'il s'était imposé. Il ne renoncerait pas, et elle ne voulait pas le voir débarquer au plus mauvais moment dans son investigation. Quoi qu'il lui réponde, elle entendait bien lui proposer ses services de chasseuse de prime, et pisteuse ...

L'inconnu semblait se méfier d'elle - à juste titre s'il avait été un chasseur de primes tout comme elle - mais Opaline lui laissa le temps de décider si oui ou non il allait lui répondre. Des informations, avait-il finalement lancé. Juste des informations. Voilà qui faisait son affaire ... du moment qu'il venait pas à réclamer une partie de la prime après coup ...
Il se montra un peu plus bavard, avant de se montrer agressif en conclusion de phrase. Il semblait lui reprocher de lui avoir extrait ce qu'elle désirait savoir, alors même qu'à aucun moment, elle ne l'avait obligé. Voilà qui allait encore alimenter de nouvelles rumeurs et qui serait utile pour ses futurs interrogatoires : d'un simple regard, elle poussait celui qui osait braver ses yeux rouges à dire la vérité, et rien que la vérité.

Se tournant vers elle, il lui retourna la question. Elle ne pouvait nier avoir pour objectif de retrouver cet homme, elle avait tenté de le soudoyer pour l'empêcher d'aller plus loin dans son entreprise, difficile désormais de prétendre ne rien vouloir avoir affaire avec Oeil de Charbon. Elle était bonne menteuse, mais savait quand il était de bon ton de s'en abstenir.

« Disons que je le cherche, tout simplement », répondit-elle sans en dire plus.

Annoncer qu'elle s'était lancée dans une chasse à l'homme pour des lieutons risquait d'attiser sa convoitise, chose qu'elle ne souhaitait sous aucun prétexte. Après tout, il ignorait tout d'Opaline Chantrelle, il ignorait tout du Limier Blanc, et ignorait tout de son métier. Inutile de le mettre sur la voie.

« Connais-tu un bon guide pour nous mener tous deux dans les montagnes de la Fourche ? Ou même mieux : quelqu'un qui pourrait nous mener jusqu'à cet Oeil de Charbon ? » demanda-t-elle au tenancier.

D'ordinaire, la plupart de ses proies préféraient tenter leur chance dans les Infranchies ou les Alles, car elles entouraient en quelque sorte le Gravorn, et devait-elle se l'admettre, ces raclures qui étaient son fond de commerce fuyaient régulièrement son duché de naissance. Jamais encore elle n'avait du forcer jusqu'à la Fourche, et il n'y avait aucune piste à suivre.
Le tavernier hocha furieusement et négativement de la tête.

« Comment sais-tu, dans ce cas qu'il s'y trouve ? Quelles sont tes sources ? »
- J-je n'en ai pas, Limier ... j-je ... c-c'est ce qu'il se raconte ...
« Où on raconte cela ? Et qui ? » , s'énerva-t-elle.

Elle avait perdu de son sourire, et fusillait littéralement le commerçant. Les indices étaient bien maigres, et au vu de sa non-coopération, ils ne risqueraient pas d'aller bien loin ... Ils n'allaient quand même pas retourner chaque roche de la Fourche !

- I-i-ici même ... d-d-d-dans cette t-t-t-taverne

Il ne répondait pas encore entièrement à sa question, ce qui lui fit perdre sa patience. Posant les deux mains sur le comptoir, elle se pencha légèrement en avant, haussant le menton pour se faire plus menaçante. Ce faisant, sa pierre de vie bleutée s'extirpa de son corsage et vint se caler entre sa poitrine. A son air meurtrier, Opaline opta pour prendre un ton calme, posé, mais certainement ferme.

« Tu connais ma réputation, tavernier, n'est-ce pas ? Tu as entendu parler de mes humeurs, j'en suis sûre. Ce que je pourrais faire à cet endroit pitoyable. Ce que je pourrais TE faire ... Ces yeux rouges qui te fixent peuvent faire bouillir ton sang. Connais-tu les conséquences d'un tel acte ? Laisse-moi t'expliquer ... Cela commence par une forte fièvre, suivi de suées. Tes membres flageolent, tes forces t'abandonnent très vite. Tes organes commencent à fondre comme le métal dans la lave en fusion, et en quelques instants à peine ... ton sang se met à déborder de tous tes orifices. Je dis bien TOUS tes orifices. C'est pas très joli à voir, je peux te l'assurer. Si j'étais toi, je répondrai correctement à ma prochaine question si tu ne veux pas saloper ton merveilleux plancher. Qui, dans cette misérable gargote, peut nous renseigner à son sujet ? »

Au fur et à mesure qu'Opaline énonçait sa menace - purement fictive, jamais elle n'avait un tel pouvoir - et décrivait avec une joie non-dissimulée les détails de ce qu'il encourrait si elle n'était pas satisfaite, l'homme pâlissait à vue d’œil et souillait très probablement davantage son pantalon.

- J-j-j-je ne le c-c-c-connais pas, grand Limier ! C'est un-un-un client qui ne vient ici que depuis une semaine. I-i-i-il sera là probablement d'ici peu, vous p-p-p-p-pourrez l'interroger comme il vous plaira. De grâce, j'ai une famille !

Opaline se réinstalla correctement sur son tabouret.

« Tu n'as plus qu'à espérer qu'il viendra également ce soir, dans ce cas. En attendant, mon ami et moi allons te prendre ton meilleur cru, que tu vas gracieusement nous offrir, et à volonté. Et quand cette personne pénétrera dans ton boui-boui, tu as plutôt intérêt à discrètement nous le signaler. Sans quoi, je prévois que tes murs vont être redécorés avec tes entrailles ... », lança-t-elle calmée et dans un sourire machiavélique, « cela vous va monsieur .... hmm Monsieur ... ? », ajouta-t-elle à l'intention de l'étranger, réalisant qu'elle ne connaissait pas encore son nom.

C'était encore un tour de cochon qu'elle jouait au commerçant, mais c'était si jouissif d'abuser de sa crédulité qu'il aurait été dommage de ne pas en profiter pour du bon vin ... Et si l'informateur qu'ils attendaient ne se pointait pas, au moins, ils pourraient dire qu'ils n'avaient pas entièrement perdus leur temps ...

Elle venait de lui demander son nom. Rien de bien compliqué en soit, mais de toute évidence, c'était une information qu'il désirait garder secrète, ou du moins, qu'il ne souhaitait pas divulguer au gré des éventuelles oreilles indiscrètes.
Elle le vit lui faire signe et se diriger vers la sortie. Opaline était muette d'incompréhension. C'était une blague ? Maintenant qu'ils avaient peut-être une piste concrète et une source à martyriser si elle passait la porte, il voulait sortir ? Et avec les chopes, en plus ?!

Atterrée, elle regarda la porte se refermer. Il était sérieux. Elle leva les yeux au ciel, sans réellement comprendre tout le mystère autour d'un simple nom, mais elle se devait de jouer le jeu ... du moins, pour le moment. Elle consentit à le suivre, non sans prévenir le tenancier qu'ils reviendraient dans quelques instants, et que s'il tentait quoi que ce soit de louche, elle le saura bien vite ... Et pour preuve, sa pierre de vie s'illumina, et son double translucide apparut dans un coin de la taverne, comme adossé au mur, les bras croisés.

Au dehors, Opaline rejoignit l'étranger, installé sur une botte de foin. Il lui tendit sa boisson, qu'elle saisit brutalement et à la porta à son nez. Elle n'était pas dupe, et elle ne le connaissait pas : elle en huma l'arôme, déterminée à identifier s'il avait agrémenté sa boisson d'une quelconque substance. Mais visiblement, non. Elle put se détendre, et l'écouter parler.
Marcus Evergard. Mercenaire. Du Gravorn également. Travaille seul à son compte. Personnel.
Il ne lui en fallait pas plus pour pouvoir se rassurer. La vornoise s'était rapidement inquiétée sans rien en montrer à la mention de son métier de mercenaire - elle avait craint que finalement, il ne soit là aussi pour la récompense -, mais elle put se détendre. Marcus avait des griefs particuliers, et l'homme recherché n'était qu'un tremplin vers sa cible véritable. Parfait. Ils pourraient aisément collaborer, et s'entraider.

Distraitement, Opaline tirait de longues rasades de sa boisson, remuant régulièrement la chope pour faire tourbillonner le liquide ambré. Au moins, il n'en voulait pas personnellement à cet Oeil en question, elle n'aurait nul besoin de devoir se battre pour qu'il reste en vie ...
Il termina son récit par une tentative vaine de dissimuler son malaise : il n'avait guère l'habitude de s'épancher. Intérieurement, elle sourit. Elle était pareille. Mais jamais elle ne lui avait demandé autant d'informations, son nom lui était suffisant. Amusant de constater que, sans qu'elle n'y mette le moindre effort, il se livrait entièrement à elle. Une proie si facile, en définitive.

« Oh, tu préfères Grand-Père ? » se risqua-t-elle à plaisanter, alors même qu'il devait être un tout petit peu moins âgé qu'elle.

« Tu ne sembles pas croire en tout ça ... Qui te dit que ce sont des mensonges ? » demanda-t-elle en réponse à sa réflexion.  

Un éclat nouveau, vif et rougeoyant étincela dans son regard, à la lumière descendante du jour. Il était jusqu'ici resté stoïque face à tout ce qu'elle avait bien pu déblatérer comme ânerie, ne semblant pas la craindre. C'était étonnant, et cela ne lui arrivait pas tous les jours, mais c'était également plutôt dérangeant. Elle ne voulait pas qu'une seule personne puisse contester que le Limier Blanc n'était pas assez terrifiante qu'on le prétendait. Une réputation était si difficile à tenir ...

Arquant un sourcil, intriguée, il fallut un temps considérable avant que le Limier Blanc ne saisisse cette première phrase de Marcus : elle ne comprenait pas le lien entre l'ambiance mystique qu'elle prenait soin de placer autour d'elle, et sa déclaration première. Ce n'est que lorsqu'il répondit véritablement à sa question qu'elle comprit qu'il réagissait à ce mot. Grand-père. Alors même qu'il parlait, qu'il énonçait sa certitude de tout savoir de ce qu'elle pouvait penser de lui, elle analysait intérieurement les réactions multiples qu'il avait eue précédemment et qu'elle avait inconsciemment observées. Cet homme avait des bagages à traîner, il avait souffert et visiblement, en gardait un souvenir très amer. C'était assez facile à deviner, d'autant que c'était ce sentiment premier qu'elle parvenait toujours à repérer chez les autres, pour le retrouver chez elle-même.

Comme lisant dans ses pensées, Marcus souleva ce même détail qui les rassemblait. La solitude. Oui, mais il n'y avait rien de mal à cela. Et qu'il ne s'y trompe pas, c'était bien plus courant qu'il n'y paraissait ! Combien de personnes, même entourées de toute une famille aimante se sentait profondément esseulées car incomprises ? Cet homme tentait-il de créer un lien de confiance en lui assurant qu'il la comprenait ? C'était un cuisant échec, car là où il voyait de la protection, Opaline y voyait un moyen efficace d'arriver à ses fins sans lever le petit doigt, sans verser la moindre goutte de sang, sans même se fatiguer. Distribuer la peur au sein des cœurs, autant qu'elle avait pu en ressentir autrefois, en restant tétanisée sur le pas de la porte de Grand-Père Chantrelle. Son petit plaisir coupable. Sadique. Peut-être était-elle finalement bien plus monstre qu'elle ne voulait l'admettre ...

Opaline haussa les épaules, guère touchée qu'il pense différemment des autres personnes qu'elle avait rencontrée durant sa vie. Pour l'heure, elle le voyait comme le pion qu'il était à ses yeux. Un bras armé qui allait l'aider à ramener sa proie et lui faire gagner masse de monnaie clinquante. S'il supportait son physique, soit, cela faciliterait les échanges à venir. S'il ne croyait pas à toutes ces histoires la concernant, soit, elle s'en accommoderait le temps de la mission. A la fin, elle s'arrangerait pour s'assurer qu'il lui reste des souvenirs impérissables, et de quoi alimenter les ragots à son propos ...
Soudain, Marcus attira son attention sur un énergumène qui venait de passer la porte de l'auberge. Fermant les yeux, elle ouvrit son esprit et se propulsa, si l'on pouvait dire, à l'intérieur pour voir à travers les yeux de son double éthéré. Elle échangea un regard avec le tavernier qui s'était bien agité et qui lui hocha de la tête en confirmation que ce jeune garçon était la source.

La vornoise rouvrit les yeux, de retour dans son propre corps tandis que dans la bâtisse, sa projection astrale disparut aussi vite qu'elle était apparue, en ayant atteint ses limites. L'éclat de sa pierre de vie s'estompa afin de retrouver cette couleur bleutée initiale, signe que son don de transcendante s'était désactivé.

« Méfiant, je l'ignore mais il s'agit bien de notre homme. J'ignore s'il m'a vue à l'intérieur mais très certainement, il va me connaître. » commenta-t-elle avant de se saisir de la manche de Marcus, et de le freiner.

« S'il prend peur en me voyant, il vaudrait mieux que je dirige l'interrogatoire. Nul n'ose me déplaire à qui connait ma réputation. Si c'est tout le contraire et qu'il n'est pas impressionné par moi, je te laisse mener les échanges. » déclara-t-elle comme s'il allait de soi qu'il s'agissait de leur plan d'action.  

Opaline n'aimait guère la coopération, et ne s'y était adonnée qu'en de très rares occasions. Elle n'était pas douée pour cela, elle aimait à ce que les choses aillent à sa façon, et comme elle l'entendait. Si Marcus n'en faisait qu'à sa tête, elle risquait de très mal réagir ...
D'un pas décidé, elle marcha jusqu'à la taverne, et si son compagnon temporaire d'aventure lui avait rétorqué quelque chose, ou bien, s'il avait montré son désaccord, elle n'en avait rien écouté, ni entendu. Elle poussa la porte, sans violence aucune, et subit une nouvelle fois les regards des autres clients. Un seul coup d’œil circulaire suffit à situer le garçon dans un coin, attablé et seul.
Elle retourna ensuite au comptoir et vida d'un seul trait tout le reste de sa chopine, restée à moitié pleine. Elle demanda à être resservie en vitesse du meilleur cru offert "de bon cœur", puis, traversa la pièce en direction de cette fameuse source.

Chacun de ses pas était lourd, lent. Elle prenait son temps. Elle voulait qu'il sorte de ses rêveries et la remarque, là, elle pourrait aisément jauger s'il la reconnaissait ou non. Peu de temps s'écoula quand effectivement, le garçon capta son attention. Il leva vers elle de petits yeux de fouine, qui glissèrent le long de son corps mis en valeur par sa combinaison de cuir bordeaux. Il sembla ne pas s'attarder sur sa peau pâle, ses cheveux blancs et encore moins à son regard rougeoyant. Non. Il était davantage intéressé par ce qu'elle pouvait potentiellement offrir, en tant que femme, qu'à l'envisager comme un réel danger. Encore un idiot qui ignorait à qui il allait avoir affaire. Deux en une seule journée, elle était bien tombée ...
Ancrant ses pieds devant la table, elle se mit à lui sourire de la façon la plus agréable qu'elle connaissait.

- Bonsoir, ma jolie ! entama-t-il directement sans même lui laisser l'occasion de lancer la conversation elle-même. Tu tombes plutôt bien, la solitude commençait à me peser ...

D'un coup de pied sous la table, il lui jeta un tabouret en sa direction.

- Je t'en prie, assieds-toi à ma table et tiens moi compagnie.

Le sourire - déjà faux - d'Opaline se transforma en une grimace écœurée. Fort heureusement, elle n'aurait pas à jouer ce rôle très longtemps. Elle savait Marcus sur ses talons.
Elle posa sa chope, et s'installa sur le tabouret, cuisse écartées, dans une position somme toute très masculine pour casser cette image de jolie poupée de porcelaine.

« Si c'est de la compagnie que tu veux, laisse mon ami nous accompagner dans ce cas ... »

Son engouement se figea et s'estompa quand il remarqua la présence de Marcus qui s'installait également. Mû par un instinct de préservation, ou bien ayant la conscience peu tranquille à l'évidence, il fut alerté et allait s'empresser de s'extraire à son siège pour prendre la fuite, sans doute, quand, sous la table, Opaline projeta sa jambe en avant. Elle entra en contact avec le bord de la chaise, pile entre ses deux cuisses, les bourses à portée de botte.

« Ne nous fausse pas compagnie, l'ami, c'est très impoli. Il a quelques questions pour toi », ajouta elle en désignant du menton Marcus, « et pour ma part, je suis très curieuse d'entendre ce que tu as à dire. »
- ... Bien ... Je vous écoute ..., répondit-il plus sous le choc et la crainte que réellement par courtoisie.

Et s'assurant de sa pleine et entière coopération sans qu'il ne s'esquive à l'interrogatoire, Opaline força de la cheville et écrasa fermement les parties intimes du garçon, dans l'ignorance la plus totale de tous les autres clients.
Il laissa échapper un couinement aigu, sorte de gémissement plaintif de crainte pour ses attributs, et se racla la gorge pour retrouver un peu de dignité.

- Je vous écoute même avec attention ...

Opaline sourit de manière jubilatoire, et laissa le mercenaire prendre la suite tout en maintenant une pression continuelle de son pied. A chaque tentative d'entourloupe ou tout ce qui pourrait ne pas lui plaire, elle escomptait bien les lui broyer au fur et à mesure pour le faire chanter ...

Opaline ne bougeait pas d'un cil, maintenant toujours une pression constante de son pied, les bras croisés avec élégance sous sa poitrine, respirant lentement et paisiblement, ancrant son regard de sang sur la proie. Elle se savait intimidante, et elle savait également que ce même regard déliait facilement les langues. Pendant que Marcus engageait l'interrogatoire, le Limier Blanc observait les moindres détails du jeune homme en face d'elle.
Il n'était pas assez vieux pour être père, mais pas assez jeune pour tout ignorer de la chaleur d'une femme. Si d'abord, il semblait relativement serein, autant que possible malgré la menace planante sur sa future descendance, très vite, il changea de comportement. Bien trop vite au gout de l'albinos, d'ailleurs ...

Il se mit à bégayer, à geindre presque, à perdre sa dignité, et se clamer terrorisé. Une famille, restée auprès de bandits. Un père. Pas le choix. Innocent. Puis, une route à suivre aveuglément. Et son compagnon avalait ces informations sans broncher, aveuglément. Quand Marcus se tourna vers elle pour lui laisser la parole, Opaline ne répondit rien, laissant planer un silence mystérieux. Le garçon leva ses yeux vers elle, mais elle ne parvenait pas à trouver la sincérité nécessaire pour être convaincue. Trop de choses n'allaient pas, c'était flagrant.

« Si je veux savoir autre chose ? Bien sûr. Je voudrais savoir si tu comptes te foutre de nous encore longtemps ... », répliqua-t-elle, cinglante.

Dans sa vue périphérique, elle vit Marcus tressaillir, sans doute interloqué. Ce n'était très certainement pas ce à quoi il s'attendait. Ou réagissait-il pour autre chose ?
Quant à la proie sous sa botte, il demeura inflexiblement calme, affichant une expression de fausse incompréhension.

« On ne ment pas à une menteuse », persifla-t-elle entre ses dents sans être certaine que cette information soit réellement audible, « et tu es bien trop calme pour quelqu'un qui a de la famille dans de si atroces conditions. Plus d'une semaine que tu viens ici, dans cette taverne, te délasser, pendant que ton père est aux mains de bandits ? Et pas une seconde tu ne cherches à l'en extraire, ou demander de l'aide ? Je n'y crois pas. Je n'y crois pas une seule seconde. Et il y a autre chose ... »

Opaline appuya de nouveau de son pied, lui faisant perdre ce sourire suffisant qui était apparu sur ses lèvres au fur et à mesure qu'elle démantelait toute son histoire.

« Ce n'est très certainement pas avec la maigre description de mon ami, qui a omis de te préciser qui nous recherchions exactement, que tu as pu deviner de quel camp exactement nous parlions. Et dans cette région, je n'ai nul doute que les campements de personnages peu fréquentables, ce n'est pas ce qui manque. »

- ...Très bien, très bien ! concéda-t-il d'un ton plus grave et assuré, vous m'avez eu ! L'histoire du père captif pour sauver son fiston ne tient pas la route, hein ? Mais c'était trop tentant, avec vos airs si sérieux ! Il y a un camp de bandits pas loin d'ici ..., singea-t-il ensuite en tentant de mimer la voix de Marcus avant d'éclater de rire. Vous faites peine à voir tous les deux, c'est clair, vous êtes tout sauf des professionnels ! Allez, beauté, dégrafe ton corsage ou dégage de ma vue, je n'ai pas de temps à perdre avec deux clampins comme vous.

Le pied du Limier Blanc se posa au sol, sur le parquet. Un rictus sur sa bouche déformait atrocement son visage, tant elle perdait patience. Et ô combien savait qu'elle n'était pas femme très patiente. Si elle n'était pas violente et gardait ses mains blanches comme neige, c'était pourtant pas l'envie qui lui manquait de malmener l'individu et de lui couper deux joyeuses et valsantes au lieu de lui les broyer avec lenteur ...
Non, décidément, pour parler ainsi, il ne connaissait VRAIMENT pas le Limier Blanc ... et ne tarderait pas à faire sa connaissance ...

Opaline s'apprêtait déjà à prendre sa voix la plus empreinte de douceur mais également la plus terrifiante. Elle songeait déjà au parfait mensonge, cette petite histoire effrayante qu'elle allait raconter comme étant la vérité pour lui foutre tellement les miquettes qu'il perdrait aussitôt ce sourire suffisant et que plus jamais il ne la regarderait, ni ne parlerait de sa personne en ces termes.

Enfin ... c'était sans compter sur son compagnon ...