[24 Allune 1100]Une proie commune

Marcus intervint, décidé à reprendre son interrogatoire, pouvait-elle le supposer. Sans doute que très gentiment, il allait lui intimer d'une voix douce et tranquille de lui répondre, encore. Ce n'était que pisser dans un violon. Opaline l'avait compris, son compagnon n'était pas d'un genre très querelleur. Et était encore moins très effrayant. Sans doute allait-il presque perdre toute crédibilité et correspondre à la description du jeune homme en lui suppliant de bien vouloir coopérer. Shh. Un gentil. Un faible. Il était étonnant qu'il s'en sorte en solitaire, sur cette voie du mercenariat ...

Mais là où le Limier Blanc avait vu de la tranquillité se cachait plutôt une rage savamment contenue, dont les barrages sautaient peu à peu. Interdite, elle l'entendit prendre un ton glacial, bien qu'encore trop calme. D'un calme annonciateur de tempête. L'individu se moqua une fois encore de lui, dernière tentative de se montrer plus adulte, plus fier, plus fort qu'il ne l'était en réalité, avant d'être soulevé de son siège et d'être jeté sur le sol, sous la menace poignante d'être tué.
Tous les autres clients avaient cessé leurs conversations et observaient également la scène, sans sourciller, sans se mêler de ce qui ne les regardaient pas. De toutes façons, Opaline leur aurait jeté un regard désapprobateur pour leur faire perdre tout courage d'intervention s'ils avaient décidé de s'en mêler.
Le garçon rampait à présent, et Marcus sortit son épée. Peut-être un peu trop théâtral pour elle, mais si cela se révélait être efficace, elle n'avait rien à y redire. Tout ce qu'elle espérait simplement, c'était qu'aucun dégât ne leur soit imputé sur la note ...

Tranquillement, l'albinos termina d'une traite sa chope, ignorant presque ce qu'il se passait tout à côté d'elle. Combien même le jeune homme était terrorisé et espérait de l'aide de sa part pour ne pas que sa tête soit séparée de son corps l'instant d'après, elle savait que la menace de Marcus n'était que superficielle. Ils avaient encore besoin de lui pour les mener au campement, il n'allait donc pas le tuer ... Tout tremblant qu'il était, il n'en avait pas conscience, et c'était tant mieux.

Si la colère de son compagnon était feinte, alors, il était véritablement très bon acteur. Bien meilleur qu'elle, en passant. Mais pour que la pointe de son épée fasse perler sa peau de sang, le regard qu'il lui lançait en cet instant était très loin d'être factice : Marcus pouvait très bien le planter, là, maintenant, s'il le voulait. Son regard meurtrier était bien réel. C'était celui de la vengeance. Les raisons qui avaient amené Marcus par ici, ces raisons personnelles touchaient une jeune fille, et au vu de la force avec laquelle il tenait désespérément à sa revanche, il exploserait sans doute si la rencontre avec Œil-de-Charbon ne se passait pas comme prévu. Avec lenteur, Opaline se leva. L'individu s'était mis à chanter ce qu'ils voulaient savoir et le mercenaire se tourna vers elle comme pour lui indiquer que c'était à son tour d'agir. Elle n'avait pas besoin d'autorisation, elle comptait intervenir dans tous les cas, afin qu'il ne l'exécute pas à même le sol.

Arrivée à leur hauteur, elle s'accroupit près de la tête du jeune garçon.

« Tu crois que nous allons suivre paisiblement tes indications aveuglément alors que tu nous as déjà menti une fois ? », demanda-t-elle, un sourire machiavélique sur les lèvres.
- Je ne mens pas cette fois, je te le jure !!! Je ne mens pas !! C'est par là-bas !!

Opaline était joueuse, et surtout, elle se savait observée et écoutée par toutes les personnes dans la taverne. Alors elle joua. Tournant son visage vers Marcus, elle reprit.

« Haawn mais qu'il est adorable ! Il pense vraiment que nous sommes si bêtes ... », railla-t-elle bien fort, « mais non, mon bon ami. Tu vas lever tes jolies miches de là, et tu vas nous guider, bien gentiment jusque là bas. Et tu le feras avec un joyeux sourire sur ton visage, et le pantalon baissé. Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ? »

Cette dernière question, qui n'exigeait pas réellement de réponse d'ailleurs car elle ne lui laissait pas le moindre choix, était posée avec un ton faussement innocent. Opaline se releva ensuite, et jeta un lieuton au tavernier.

« Pour le dérangement », s'excusa-t-elle.

Puis, elle prit la tête en quittant l'établissement de sa démarche altière, fière d'avoir encore ajouté de nouvelles rumeurs à son personnage.
Elle tint la porte à Marcus et au guide, et murmurait au mercenaire sur son passage :

« Fais moi songer, quand tout sera terminé, de t'offrir un emploi pour tes services : tu es finalement bien plus efficace qu'il n'y parait ... J'espère seulement que tu n'es pas instable. »

Et c'était dit avec toute l'honnêteté du monde - pour une fois.

Ils prirent donc la route, suivant tranquillement le garçon comme guide. Opaline ne savait pas si c'était une bonne idée d'aller se perdre en montagne durant la nuit, surtout qu'elle ne connaissait pas bien cette chaîne rocailleuse, mais au moins pouvait-elle se rassurer de ne pas être seule.
Marchant à ses côtés, son sac sur l'épaule, elle vit à plusieurs reprises Marcus la regarder, s'apprêter à ouvrir la bouche mais finalement, à renoncer et à garder le silence.

Quand enfin il se décida, c'était pour excuser son comportement. ENFIN ! Il prenait courage et lui adressait la parole ! Ce n'était pas trop tôt, elle avait cru que jamais il n'oserait .... Même si, intérieurement, elle riait. Selon elle, il n'y avait rien à excuser, et pour cause, celui qui avait été le plus choqué par une telle attitude n'était autre que leur jeune ami, devant eux. Et peut-être quelques clients. Et possiblement le tavernier, aussi.
Opaline garda le silence, et ne réagit en rien. Elle avait la très nette sensation qu'il avait encore à lui dire, et elle ne fut pas détrompée. L'offre qu'elle lui avait faite était alléchante - évidemment, elle payait plutôt bien ses informateurs et gros bras ... - mais il était trop dangereux d'être en sa compagnie, il portait malheur.

Foutaises. S'il y avait bien une chose en laquelle Opaline ne croyait pas, c'était bien la chance. Ou même la malchance. Et s'il y avait bien une personne fort peu recommandable dont il fallait fuir à tout prix la présence, c'était bien elle, et non lui. C'était dangereux d'être en sa compagnie ? Ils étaient deux dans ce cas.

- Et puis j'ai qu'une seul chose à accomplir et je dois le faire seul...Je ne veux pas avoir d'autre morts sur la conscience c'est hors de question

Cette phrase eut le don de faire hausser les yeux du Limier Blanc vers le ciel. Que de verve et de chevalerie pour un homme qui n'allait pas hésiter à tuer un adolescent stupide ... Du grand n'importe quoi.
Il avait ses propres raisons de partir à la recherche de ce bandit de grand chemin, et jamais elle n'avait laissé entendre qu'elle interférerait dans ses affaires, alors il était inutile de lui préciser qu'il devrait le faire seul. Que croyait-il ? Qu'elle allait l'accompagner jusqu'aux portes des Terres Ardentes dans sa vendetta personnelle ? Elle n'avait que faire des ennuis des autres, seul lui importait ce qu'ils pouvaient faire pour elle, et rien d'autre.

Et en l'occurrence, pour l'instant, elle avait besoin de lui, de son bras armé et de son aide pour mettre aux fers l'homme recherché par les Lames. Alors, il lui faudrait bien faire la conversation ...

« Tu penses que l'Oeil a un rapport avec cette fille ? Cette Clarissa que tu as mentionné tout à l'heure ? Tu sais, je doute qu'il soit le genre de bandit au grand cœur, tout prêt à te donner ce que tu souhaites. Il lui a fait quoi à cette fille ? Il l'a kidnappée ? L'a violée et tu venges sa vertu ? Tu ne veux pas avoir des morts sur la conscience mais hélas, je pense que c'est notre pain quotidien pour des gens comme toi et moi ... fais toi une raison. »

Discuter n'était vraiment pas le fort d'Opaline, et vraiment, si elle ne craignait pas qu'il la plante là si elle ne participait pas à la conversation, elle s'en serait bien abstenue.

La réaction de Marcus fut immédiate, et bien que courte et en soit presque discrète, elle était pourtant lourde de sens. Opaline s'était montrée maladroite, ce qu'elle comprit aisément. Quand elle disait qu'elle n'était pas douée pour les relations sociales ...
Même si elle feignait régulièrement de la camaraderie pour obtenir ce qu'elle voulait, elle ne parviendrait pas à se faire réellement des amis, elle le savait bien. Elle n'avait pas appris à se soucier vraiment des gens et en général, elle était assez insensible à leurs sentiments. Il y avait tellement de codes qu'elle ne comprenait pas ...

Marcus avait repris la route, faisant semblant que ses questions n'avaient pas eu d'impact. Opaline pensait qu'il garderait silence, et que jamais il ne prendrait la peine de lui répondre, sans doute trop blessé par son intervention mais, après un moment, il lui répondit. L'homme avait été fiancé à une femme qui, enceinte, avait été assassinée. Il avait tout perdu et nourrissait l'intense désir de vengeance.
Alors que son compagnon reprit un mutisme qui aux yeux de beaucoup aurait été malaisant, le Limier Blanc demeurait silencieuse, en proie à d'intenses réflexions.

La vengeance était un thème dont elle connaissait tous les aspects, étant elle-même aveuglée par la sienne envers les Lames de Saphir. Il était clair pour l'albinos qu'un tel acte avait pour dessein de réparer une erreur, une injustice qui leur avait été causée. Et c'était totalement son cas : cela avait été d'une profonde injustice d'avoir été évincée de la sélection des cadets des Lames ! C'était son rêve, son espoir le plus cher de faire partie de ce corps d'arme d'élite, et elle y avait été préparée à la perfection ! Arnaut lui-même était convaincu de sa réussite. Elle était très bonne combattante, loyale et obéissante. Elle ne réagissait jamais aux invectives lancées à son encontre, et ne se laissait jamais être emportée par ses sentiments personnels. Pourtant ... Pourtant. Sous prétexte d'un manque d'empathie nécessaire à la fonction, elle avait été rayée de la liste. Mais au vu des regards qu'elle recevait constamment des responsables de la sélection, elle avait vite compris avoir été la victime, purement et simplement, de discrimination. Son physique dérangeait, même aux yeux des Lames qui pourtant, jurait par son code de conduite d'apporter aider, soutien et protection à tout à chacun, peu importait l'orientation religieuse, le sexe, les convictions et ... le physique de la personne. Quelle belle hypocrisie !

C'était pour réparer ce tort, et prouver à tous les soldats de la cape bleue qu'elle faisait ce travail, qu'elle allait déposer à leurs portes des criminels qu'aucune véritable Lame confirmée n'avait réussi à capturer. Elle faisait un travail qu'elle estimait admirable, et espérait bien déclencher chez eux une sorte de regret. Mais à chaque fois, ses efforts étaient vains. Elle doutait même qu'ils pensent une seule seconde qu'ils avaient perdu un exceptionnel élément ...
Mais cela ne suffisait pas à la décourager, au contraire, elle redoublait à chaque fois d'ardeur, se mettait de plus en plus dans des situations périlleuses. Et en sortait toujours conquérante. Du moins, jusqu'à maintenant ...

Pour Marcus, à son sens, c'était différent. Il n'avait pas subi d'injustice à proprement parler. Le tort qui avait été causé était envers sa fiancée, et le bébé à naitre. Pourquoi nourrissait-il le besoin de les venger ? Ce n'était pas comme s'ils allaient revivre ... Sur ce chemin, tout ce qu'il risquait d'y trouver n'était pas la réparation de l'injustice, mais bien la mort. C'était certain.

Opaline soupira longuement tout l'air contenu dans ses poumons. Elle se demandait tout à coup ce que ça lui ferait d'avoir un époux, et un enfant. C'était quelque chose qu'elle n'avait jamais envisagé, de toute sa vie. Sans doute parce qu'elle n'avait jamais été proche de quiconque. Pourtant, elle avait l'âge, selon les conventions. Nombre de femmes se liait à un homme, et vivait le reste de leur vie accompagnée. Elle rit entre ses dents. Jamais elle n'avait envisagé passer autrement sa vie que dans la solitude ... Soudainement, une image s'imposa devant ses yeux. Elle, accompagné d'un homme, dans la chaleur d'un foyer modeste, des bambins courant et riant partout dans la maisonnée, tous à son image. Peau blanche, cheveux blancs, yeux rouges. Non. Cela n'arriverait jamais. Déjà parce que même si elle savait qu'elle était une belle femme à sa manière et que ses formes levaient à l'occasion la convoitise masculine, elle savait également que jamais elle ne susciterait de véritables sentiments chez autrui. Et puis, avec sa réputation, elle ferait fuir le premier venu. Ensuite, même si elle trouvait cette perle rare qui ferait fi de son apparence, jamais il ne prendrait le risque de s'accoupler avec elle. Et enfin, si cela devait se concrétiser et que par un malheureux concours de circonstances, elle tombait enceinte, elle préférerait interrompre toute grossesse plutôt que de mettre bas à des monstres comme elle, miniatures. Quelle vie allait-elle bien pouvoir leur offrir ? Non, la meilleure chose qu'elle pouvait faire, le plus beau cadeau qu'elle puisse faire, était de leur éviter une vie de souffrance sur base de leur physique tout comme elle en avait souffert. C'était mieux pour tout le monde. Qu'elle s'isole et se satisfasse de sa situation. Et si un jour la solitude la pèserait de trop, tout loisir et petit plaisir était facile à acheter avec des lieutons ...

Marcus interrompit ses pensées en lui retournant la question. Pourquoi faisait-elle tout ça ? Qui était-elle ? Hm. Si elle pouvait aisément répondre à la première avec honnêteté, jamais elle ne répondrait décemment à la seconde. Et puis, s'épancher n'était pas son fort, même en état d'ébriété. Elle ne réfléchit pas plus, et laissa couler les mensonges aussi naturellement que d'habitude.

« Je fais ce métier parce que je suis destinée à ça. Je suis sur ces terres uniquement dans ce but. Des érudits de l'Académie m'ont créée de toute pièce. Je suis le résultat d'expérimentations très complexes, mais je me suis enfuie. Je ne voulais plus être leur rat, alors je parcours les Trois-Lieux et je mets en cage d'odieux personnages à ma place. Il n'y a rien de plus à dire sur le Limier Blanc. »

Elle ne savait même pas si la chose était possible, ou s'il goberait cette histoire grotesque, mais c'était une histoire comme une autre. Et ce n'était pas la plus farfelue qu'elle avait racontée. Tous les mensonges étaient bons du moment que les gens y trouvaient leur compte, tant que leur sens logique était satisfait. Régulièrement, elle expliquait que son existence avait tout de l'horreur car il ne pouvait y avoir que l'horreur pour générer une telle apparence. Alors, on ne cherchait pas plus loin. On ne cherchait pas la vérité. Et c'était tant mieux : au moins, par ces histoires, elle s'inventait une vie bien plus extraordinaire que celle qu'elle vivait vraiment, ou qu'elle avait vécu jusqu'ici.

Marcus s'était arrêté pour lui poser ces questions, aussi, elle l'avait imité et prenait grand soin de ne pas le regarder durant son explication. Quand elle eut fini, elle réfléchit une seconde fois à ce qui avait été dit. Il ne reculerait devant rien pour venger sa femme, hein ? Mais ... et l’Oeil ?

« Tu ne m'as pas encore répondu, je note. Quel est le rapport avec l'homme que nous cherchons ? C'est lui le responsable ? »

Marcus eut une réaction pour le moindre très étrange, la regardant avec des yeux ronds alors que sa question était amplement légitime. Après quoi, il sourit, amusé, ce qui ne fit qu'intriguer davantage Opaline. Le larbin du potentiel assassin de sa famille. Hm. Elle n'aimait pas ça du tout. Comme elle avait déjà pu le constater, le mercenaire pouvait faire preuve de beaucoup d'autorité et de violence pour obtenir ce qu'il voulait, ses actes entièrement dictés par la haine et son désir de vengeance. Même si elle pouvait le comprendre, il risquait de véritablement devenir incontrôlable. Il lui faudrait le surveiller étroitement si elle ne voulait pas qu'il y ait bavure.

Plus loin, après quelques chemins escarpés empruntés, il parla de nouveau, laissant lourdement sous-entendre qu'il ne croyait pas son histoire. Elle n'en était pas surprise, après tout, elle lui avait clairement dit qu'il ne croyait pas en ces rumeurs à la taverne, mais elle était plutôt déçue. Un avantage à raconter des bobards de cette manière, c'était éviter les questions gênantes et intrusives sur sa vie réelle.
Il se perdit ensuite dans un monologue dans lequel il parla étonnamment juste. Même si elle n'en montra rien, Opaline ressentit un grand vent de panique en elle. Au plus il se perdait en description, au plus Marcus avait entièrement raison sur elle. Enfin, en partie.

Au départ, il était vrai que les mensonges étaient venus très rapidement. Enfant, ils l'aidaient à sortir de mauvaises situations, de mauvais pas. Et puis, ensuite, ses mensonges étaient devenus de plus en plus éhontés et pour cause, elle avait comprit que ce n'était pas les mensonges qui la maintenaient en distance avec le monde. Le monde se tenait éloigné d'elle par défaut sans qu'elle n'y fasse rien pour ça. Alors ... Oui. Oui, peut-être qu'au fur et à mesure, en grandissant, ces histoires la protégeaient. Était-ce un mal ? Vivait-elle moins bien pour autant ? Elle n'en était pas sûre. Elle était libre, elle voyait du paysage.

Marcus s'énerva ensuite, lui conseillant de ne guère prêter attention à ce qu'on pouvait dire sur elle, et de leur rire au nez. Cette image la fit discrètement sourire. En fait ... c'était déjà ce qu'elle faisait en quelque sorte, en faisant naitre la peur dans les cœurs et en s'entourant d'une réputation aussi ... atypique.
Il eut ensuite un geste qu'il interrompit aussitôt, avant de se confondre en excuse.

Le mercenaire avait quelque chose de touchant. Une bonne âme à qui il était arrivé de mauvaises choses. Malgré son objectif, il trouvait le moyen de s'en faire pour elle. Marcus était bien trop pur pour Opaline ... Trop pour le considérer comme tous les autres.

« Tu as bon coeur. Ton inquiétude est touchante, mais vaine. Voilà près de dix ans que je mène cette vie, et elle me convient parfaitement », répondit-elle sérieusement après un temps.

Se rapprochant un peu, tout en s'assurant que leur guide filait droit, elle poursuivit tout en baissant d'un ton.

« Quant à mes mensonges, crois-le ou non, ils me sauvent la vie. Ils me sauvent la vie autant qu'ils me sont d'une aide très précieuse dans mon métier. Comme tu as pu le remarquer, je fais un petit effet, si bien que la plupart du temps, je n'ai nul besoin d'entrer en conflit ou de me salir les mains. »

- Je n'ai pas vraiment bon cœur tu sais...Je tente juste de me comportement un minium comme tout être humain devrait l'être . Ce sont les autres qui sont des monstres s'ils rejettent les autres comme ça ,juste par cruauté pur.

Les mots de Marcus avaient été froids, cruels, et sans appel. Des monstres ? Hm. Elle n'avait jamais imaginé le monde comme tel, à vrai dire. Mais peut-être avait-il raison, après tout. Ce serait beaucoup plus simple de penser qu'elle-même n'était qu'un monstre parmi tant d'autres. Au moins, elle serait parfaitement intégrée ...

Il avait continué sur sa lancée, tandis que le soleil se couchait petit à petit, et s'était apprêté à donner un avis quelconque à propos de ses mensonges quand il fut interrompu. Sur confirmation de leur guide défroqué, ils étaient arrivés à destination. Opaline jeta au jeune homme un regard sanglant, et il détala sans demander son reste comme le pleutre qu'il était. Virgil s'allongea au sol et le Limier Blanc l'imita, se collant à lui, épaules contre épaules.
Le campement était loin d'être petit, cet Oeil ne plaisantait effectivement pas quand il s'agissait de réunir autour d'une même pseudo cause tous les malfrats de la région. Il devait soit être très convaincant, soit très riche ...

Marcus lui proposa qu'il fasse diversion pendant qu'elle se faufilerait dans les tentes à la recherche de l'Oeil. Hm. Oui. Et puis quoi ? Qu'en ferait-elle ? Elle l'écarterait jusqu'à ce tertre où ils étaient ? Le temps d'échanger deux-trois conversations polies et le laisser filer ensuite en fermant les yeux sur ce qui se tramait ici ? Qu'il fasse diversion ... lui seul, face à ... combien étaient-ils déjà ? Une bonne trentaine en contrebas ? Marcus était un mercenaire solitaire, qui n'avait pas eu peur d'user d'un peu de force pour malmener un jeune freluquet, et elle n'avait pas de doute sur son courage et sa détermination ... mais alors qu'elle avait craint pour sa volonté de se mettre dans des situations périlleuses voir suicidaires, elle se demandait s'il ne serait pas plus sage d'opter pour un peu plus de facilité ...

Extrayant sa pierre de vie bleutée d'entre ses seins, Opaline lui murmura :

« Et si tu me laissais me charger de la diversion ? J'ai un don de transcendant très utile ... », déclara-t-elle en lui jetant un regard malicieux.

Au moment où le Limier Blanc eut parlé de son état de transcendante, elle avait pu constater que Marcus peinait à la croire, et pour cause, d'après lui, l'existence de la pierre vitale bleue n'était presque qu'une légende. Pourtant, pour appuyer ses dires, son Advictâme dansait, suspendu au bout de sa cordelette de cuir pour preuve de la vérité qu'elle énonçait. Il n'en avait jamais vu en action ? Eh bien, sans doute était-ce l'occasion.

Jusqu'à présent, Opaline n'avait pas réellement beaucoup utilisé son quatrième don, raison pour laquelle elle cachait fermement sa pierre entre ses seins. Et puis, sa réputation n'avait pas été forgée sur la rumeur d'une transcendance, mais bien pour tout ce qui touchait son physique atypique et effrayant pour beaucoup. En fait, depuis qu'elle avait été bénie d'un ou des dieux - elle était particulièrement sceptique sur ce point - elle ne l'avait pas utilisé du tout, et pour cause, elle n'en avait jamais vu l'utilité dans son quotidien. Projection astrale. Elle avait la capacité de générer un double d'elle-même, éthéré, et de le contrôler à sa guise. En revanche, comme elle n'en avait jamais fait appel, il se pourrait bien qu'elle ait à se concentrer pour l'idée qu'elle avait eue, et donc, se rendrait particulièrement vulnérable durant cette action. Pour réponse à sa question, Opaline ferma les yeux et rassembla toutes ses pensées en cette matérialisation. Sa pierre bleue s'activa sous les yeux du mercenaire, et aussitôt son double spectral, qui apparut accroupi derrière elle, lui lança un regard tout aussi rougeoyant que l'original.

Cependant, cette version éthérée d'elle-même ne resta pas visible très longtemps : pour répondre à Marcus et lui exposer son plan, il fallait à Opaline interrompre la démonstration.

« Que ces gens en bas aient eu vent des traques du Limier Blanc ou non, je suis certaine que rares sont ceux qui ont vu ce genre d'apparition. Dans la nuit noire, et avec cette pâle couleur translucide, il y a moyen de les effrayer grandement. Paniqués, ils quitteront leur poste, courront sans doute dans tous les sens, et ce sera le chaos. Tu n'auras plus qu'à te faufiler jusqu'à la tente de l'homme que tu cherches. Nul besoin de tirer l'épée, et aucune effusion de sang. Qu'en penses-tu ? » expliqua-t-elle à voix basse. « Il te faudra te dépêcher, en revanche. Je ne l'ai jamais utilisé, et je ne sais pas si je parviendrai à me concentrer très longtemps. Je ferai mon possible pour te donner le maximum de temps, néanmoins. »

Opaline plongea son regard vers le campement, et repéra bien vite ce qui était, selon elle, la tente de leur chef. La plus grande et la plus habitée. Faisaient-ils la fête ?

« J'imagine que c'est là-bas ta destination », ajouta-t-elle en désignant de l'index la tente en question. « Donnons-nous rendez-vous ici-même. Je te souhaite bonne chance et n'oublie pas : l'Oeil est à moi. Peu importe ce qu'il te dira, pas question de lui ôter la vie ! »

« Maman a grand besoin de nouvelles affaires ... », pensa-t-elle lourdement.

A l'air affiché sur le faciès de Marcus, il était clair que le mercenaire était très sérieux. Déterminé. En même temps, ce n'était pas étonnant, ce n'était pas une petite vengeance innocente qu'il avait entrepris. Il lui fit la promesse de ne pas tourner tout ça à l'effusion de sang, et remarqua le hic dans l'utilisation de son don. Oui, elle se rendait actuellement vulnérable, mais seulement parce qu'elle n'avait pas l'habitude. Elle le savait, avec la pratique, c'était quelque chose qu'elle parviendrait à faire aussi aisément que de respirer. Elle avait hoché la tête, rassemblant déjà toute son énergie, pendant que son comparse descendait en catimini jusqu'au campement.

Elle suivait sa progression attentivement, continuant de surveiller les alentours pour le couvrir. Très vite, il arriva à l'entrée. La vue était parfaitement dégagée et bien qu'avec cette obscurité désormais bien installée elle ne voyait plus certains détails, elle pouvait aisément discerner les trois gardes devant Marcus. Un était assoupi. Cela allait être très amusant. Se concentrant sur lui et exclusivement sur lui, elle projeta sa conscience derrière lui. La sensation était véritablement incroyable. Elle savait bien qu'avec ce double éthéré, elle ne pouvait agir physiquement sur les objets ou les gens, mais elle voyait de ses yeux en contrebas les hommes de plus près, comme si elle y était. Non, elle y était vraiment. Elle se pencha à l'oreille de l'assoupi et souffla sensuellement à son oreille. Quand elle capta l'attention des deux autres, elle s'évapora.

Revenue sur le promontoire, Opaline fut le témoin de la confusion des gardes, et de la fuite de deux d'entre eux. Pas ceux auxquels elle s'attendait, mais c'était déjà un bon début. Ils désertèrent leur poste. Seul restait l'endormi. Se concentrant de nouveau, elle se matérialisa une fois encore à ses côtés et se tint debout, lui souriant et lui adressant un clin d’œil taquin. Hébété, il ne réagit même pas, il restait là, à la regarder de ses yeux de merlan frit. Marcus sortit des fourrés et approcha pour lui asséner un coup de poignée d'épée, ce qui lui faire à nouveau de jolis rêves. Le Limier Blanc éthéré lui sourit, puis se volatilisa de nouveau.

La voie était libre, elle pouvait se réjouir, mais la route était encore longue jusqu'à la tente de l'Oeil. En contrebas, la vornoise put voir le mercenaire se mouvoir et slalomer discrètement entre les tentes, changeant tantôt d'orientation, tantôt revenant sur ses pas. Opaline ne pouvait tout voir, soit des obstacles barraient sa vue, soit l'angle était tel qu'elle perdait momentanément de vue son collègue d'une mission. Il changea soudainement de cap et s'éloigna là où l'obscurité l'avala. Il ne devait s'agir que d'un instant, Marcus reviendrait bien vite vers le centre du campement. Pourtant les secondes sans le voir devinrent des minutes, toujours de plus en plus longues. Quelque chose n'allait pas, c'était certain. Très vite, son hypothèse devint certitude lorsque les hommes dans le campement s'agitèrent et filèrent dans le sens où était sensé être son comparse.

« Fais chier ... », maugréa-t-elle dans ses dents.

Combien étaient-ils au total ? Plus d'une trentaine ? C'était impossible qu'il s'en sorte seul, il allait mourir là, et elle n'aurait rien fait pour l'aider ... Se matérialiser auprès de Marcus ne servirait strictement à rien : elle ne pouvait lui être d'aucun secours si son double éthéré ne pouvait physiquement toucher des objets. De plus, même si elle savait se battre - merci l'entraînement d'Arnaut pour entrer chez les Lames - elle n'avait pas la force physique ni même l'endurance pour se battre au corps à corps avec tous ces bandits. Il fallait qu'elle trouve quelque chose pour l'aider, coûte que coûte.

« Réfléchis Opaline, réfléchis ! », s'énerva-t-elle, paniquée.

Elle se mit alors à fouiller son sac. Il fallait bien trouver une nouvelle diversion pour que ces hommes se désintéressent de Marcus. Elle ne trouva rien d'autre que quelques vêtements de rechange, quelques accessoires inutilement glanés, et son nécessaire pour allumer un feu lorsqu'elle est en voyage et dans l'impossibilité de trouver refuge dans une auberge. Voilà qui faisait bien son affaire, elle avait un plan de secours. Se relevant, elle descendit jusqu'à l'entrée du campement, en courant si vite qu'elle descendit de son perchoir sur les fesses. Elle arriva dans les fourrés où s'était tenu Marcus et en quelques minutes, se dégota une branche morte. Elle y enroula une vieille chemise de nuit, et l'imbiba d'huile qu'elle alluma en quelques grattements de pierre. Armée désormais d'une torche, le Limier Blanc pénétra dans le campement.
Elle n'avait pas la moindre intention de suivre les pas du mercenaire, elle traversa tout le camp en prenant grand soin d'allumer toutes les tentes qu'elle croisait.

Prenant ensuite la direction où Marcus avait disparu, elle jeta sa torche sur une ultime tente, puis rabattit son capuchon sur son visage pour ne pas qu'on la reconnaisse. D'une voix brisée et aussi terrifiée qu'elle pouvait le simuler, elle se mit à hurler à l'attention des bandits qui s'apprêtaient à sauter sur le mercenaire.

« Au feu !!! Un incendie !! Vite ! Il nous faut des seaux d'eau ! Grouillez-vous !! »

Elle savait que son stratagème allait fonctionner, elle avait de hautes flammes et des nuages noirs de fumée pour attester ses dires. Si les bandits étaient véritablement organisés en grande association, ils laisseraient probablement une ou deux personnes face à Marcus, pour ne pas laisser s'échapper l'intrus. Mais ce n'était pas le cas. Tous autant qu'ils furent prirent la poudre d'escampette et désertèrent.
Opaline était ravie de cet intermède, mais il fallait qu'eux-mêmes se dépêchent : ce n'était qu'une question de temps avant que l'Oeil ne fuisse, tout comme les autres. Dans l'obscurité de la nuit, elle parvint néanmoins à discerner ces flaques immenses de sang, et l'état pitoyable de son compagnon.

« Je te promets, pas d'effusion de sang, hein ? » répéta-t-elle, tout sourire et taquine à l'attention de Marcus.

Sans traîner, elle courut auprès de lui, et le soutint sur ses épaules, tandis que ses jambes ne parvenaient plus à le supporter. Ce faisant, elle remarqua la présence d'une jeune fille terrorisée.

« Bouge de là, ou tu vas périr dans les flammes ... Cours ! », s'écria-t-elle en tirant Marcus vers le centre du camp. « Dans quel état tu t'es mis hein ... », ajouta-t-elle davantage pour elle-même que pour lui.

Il était bien trop lourd, leur progression était lente et le feu commençait à s'étendre de plus en plus. Désormais, le mercenaire représentait un poids mort. A bout de force, elle le laissa à terre alors qu'ils n'avaient fait que quelques mètres.

« Je ... je suis désolée. Dis-moi que tu peux te lever et marcher seul, Marcus ... Je ne pourrai te porter plus longtemps, et il nous faut nous presser si nous voulons cueillir l'Oeil. Le peux-tu ? »

Pour toute réponse, Marcus insulta sa pierre de vie et avec tellement de véhémence qu'encore un peu, la chasseuse de prime crut presque cela lui était destiné. Si elle était dans une situation similaire à la sienne, surement qu'elle aussi aurait supplié Naâme de refermer ses plaies ... mourir de cette façon était peut-être glorieux pour un guerrier, elle pouvait l'imaginer, mais elle n'aurait certainement pas voulu partir pour les Terres Ardentes depuis cet endroit éloigné de tout, et surtout pas sous la surveillance d'un partenaire laissé à l'arrière.

D'un éclat rouge, son Advictâme répondit à son appel et colmata les plaies béantes et suintantes. Voilà qui arrangea bien les affaires d'Opaline, qui se voyait mal le traîner jusqu'à la tente où était sensé se trouver - s'ils arrivaient à temps - l'homme qu'ils recherchaient. Pour dire, elle avait même déjà prévu de l'abandonner sur place pour courser l'Oeil et ainsi retourner à la caserne la plus proche pour le livrer et récupérer sa prime ... Quand il s'agissait de ses propres intérêts, la jeune femme était prête à toutes les trahisons.

Une fois remis sur pieds, le mercenaire la remercia, et donna une explication dont Opaline se fichait éperdument. Ils avaient plus urgent à faire que s'attarder sur des détails. De concert, ils se dirigèrent aussi vite que l'état de Marcus le leur permettait et arrivèrent bien vite à la tente concernée. A l'intérieur, ils purent constater de toute la puissance de l'Oeil ... en version miniature.
Interdite, Opaline s'arrêta net et jeta un regard d'incompréhension à Marcus. Était-ce là le redoutable criminel qu'on lui avait demandé de ramener entravé ? Par tous les dieux il n'avait rien d'exceptionnel au point de requérir ses services de chasseuse de prime. Elle n'était même pas certaine qu'il puisse courir avec de si petites jambes ....

Son comparse eut pareille réaction, se demandant s'ils ne s'étaient pas trompés d'emplacement.
Opaline désigna le ridicule homme de l'index, d'un air franchement blasé.

« Qu'est-ce que c'est que ... ça ? », demanda-t-elle de manière rhétorique.

En proie à la panique la plus totale, l'Oeil se tourna vers eux, et aboya comme un roquet, d'une petite voix aigrelette.

- Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Dégagez !

La situation était des plus incongrues, et la vornoise ne put résister à la tentation. Elle marcha en sa direction, et vint se ficher à ses côtés, posant sa main sur sa tête.

« Ouh, qu'il est mignon ! On fait quoi, on le roule jusqu'à l'extérieur du camp ? », railla-t-elle en s'adressant à Marcus.
- Quoi ? Mais ..eh ! Laissez-moi ! Savez-vous qui je suis ? Je suis l'Oeil-de-Charbon ! Vous allez regretter de m'infliger pareil traitement !! réagit-il après qu'Opaline l'ait saisi par le col, et l'eut soulevé à plusieurs dizaines de centimètres du sol.
« Qui crois-tu faire peur, nabot ? » répondit-elle en lui jetant un regard glacial et meurtrier. « Dépêchons-nous de quitter cet endroit », ordonna-t-elle au mercenaire.