[15 Ellune 1100] Entre remerciements et opportunisme

« Votre invitée est arrivée, Duchesse. »

Vitala releva son regard sombre sur son conseiller. Elle acquiesça simplement, indiquant d'un geste vague de faire entrer la femme qu'elle attendait dans la petite salle d'audience. La pièce s'apparentait presque à un bureau, et elle l'utilisait parfois pour les rencontres pas assez intimes pour se tenir dans son antre de travail, mais trop longues pour que ceux à qui elle s'adressait restent debout, comme ils devait le faire dans la grande salle. Le cadre était austère, pratique, sans réel charme et, en cela, il reflétait parfaitement l'architecture générale de Borderoc. Pour Vitala, il s'agissait d'un endroit comme un autre pour recevoir celle qui l'avait aidée à se remettre sur ses deux pieds lors du désastre qui s'était abattu sur une partie des invités des arènes trois jours auparavant. Une Marloise du nom de Ferlynn Quazar. C'était le nom qu'on lui avait rapporté. On lui avait transmis d'autres informations, des histoires, des rumeurs au sujet de cette femme – les espions ducaux ne faisaient pas le travail à moitié, surtout ces derniers temps -, mais elle n'y prêtait pas attention. Elle voulait remercier cette femme, lui offrir une récompense quelconque, puis retourner à des choses plus importantes. Ou essayer.

Vitala soupira pour elle-même, fermant brièvement les paupières. Elle était fatiguée. Ses blessures la faisaient encore souffrir – deux côtes fracturées, une plaie refermée qui guérissait bien, malgré tout - et l'empêchaient de dormir. La douleur était souvent vive, mais elle refusait de prendre le repos recommandé à la fois par les guérisseurs et par son mari. Elle s'était déjà écroulée devant témoins dans l'arène, elle n'allait certainement pas laisser entendre qu'elle s'était laissée abattre et qu'elle était faible. Hors de question. Sa fierté et tout ce qui faisait d'elle une véritable Vornoise le lui interdisaient.

Vitala se redressa dans son siège en entendant la porte rouvrir. Elle réprima une grimace de souffrance et tâcha de conserver son expression froide habituelle. Elle détailla la femme qui s'avançait devant elle et lui fit signe de prendre place dans le fauteuil qui, installé à une distance respectable, faisait face au sien.

« Veuve Quazar », dit-elle simplement en guise de salutation, se souvenant qu'on lui avait indiqué que cette femme se faisait – étrangement- appeler ainsi.

Malgré les blessures qu'elle avait subies, la femme était venue. Si elle avait fait preuve d'une force et d'une détermination certaines dans l'arène, elle livrait une fois de plus la marchandise.

« J'ai cru que vous déclineriez peut-être l'invitation que mon coursier vous a fait parvenir vu l'état dans lequel vous vous trouviez lors de notre dernière rencontre, mais je crois constater que vous vous remettez plutôt bien. Comment se portent vos blessures? »

Un effort. Il fallait faire un effort pour s'intéresser un minimum à cette femme. C'était, après tout, grâce à elle qu'Orlion avait pu la repérer et la sortir de là. Vitala n'avait pas oublié son intervention malvenue dans l'arène, mais l'heure n'était pas aux reproches – pas encore. Ferlynn Quazar lui était venue en aide alors qu'aucun autre n'avait su lui être utile. Cela valait quelque chose.

Vos soigneurs ont été formidables. Vitala ne dit rien, n'eut aucune réaction, mais elle aurait bien sourit en coin à cette affirmation. Elle doutait fort que ses soigneurs aient été formidables aux yeux d'une Marloise. Ses guérisseurs savaient ce qu'ils faisaient et étaient efficaces, mais ils étaient en général loin d'être doux – ce qui n'avait rien d'étonnant pour des Vornois. La veuve Quazar avait cependant le bon sens de prétendre le contraire et de ne pas se plaindre du peu d'égards avec lesquels elle avait probablement été traitée.

Quand son invitée se déclara navrée de la tournure des festivités et lui demanda ensuite comment elle se portait, Vitala tâcha de ne pas serrer la mâchoire. La seule évocation de l'incident suffisait à l'irriter. Elle détestait se faire rappeler ces « échecs », et c'était bien entendu tout ce dont tout le monde semblait vouloir parler ces derniers jours. Elle ne pouvait d'ailleurs pas dire attendre avec impatience son prochain entretien avec Ariane Hautiare. La reine ne se gênerait pas pour lui souligner l'événement, même s'il était relativement mineur lorsqu'on considérait l'ampleur des festivités, qui avaient continué à avoir cours après que les blessés eurent été pris en charge et que cet imbécile de chasseur eut été enfermé comme il le méritait. La vieille femme n'hésitait pas à se mêler de son mariage en lui rappelant qu'elle n'avait encore aucun héritier, alors elle n'allait certainement pas priver de raviver à sa mémoire cette tache au bon déroulement d'une fête dont elle n'avait pas spécialement voulu.

« Je me porte bien, répondit-elle sans entrer dans les détails. Quant aux festivités, ce n'était qu'un incident regrettable. Un mélange explosif entre un événement de désordre public et l'imprévisibilité de la magie des pierres. Les blessés ont été pris en charge, les responsables à l'origine de dérapage ont été arrêtés et le reste des festivités s'est déroulé normalement. »

Elle marqua une brève pause pendant laquelle elle détailla sans s'en cacher son interlocutrice. On lui avait rapporté bien des choses au sujet de celle-ci, mais elle n'était pas certaine d'en croire la moitié.

« Je souhaitais malgré tout vous remercier personnellement de l'aide que vous m'avez apportée alors que les autres brillaient par leur incompétence dans le chaos, reprit-elle lentement. Vous étiez aussi mal en point qu'eux, mais cela ne vous a pas empêchée de garder toute votre tête. »

La duchesse acquiesça un peu, plus pour elle-même que pour la veuve Quazar. Elle poursuivit, plus intéressée par la suite :

« C'est une chance que vous étiez là, considérant que vous n'êtes pas une Vornoise. Vous étiez-vous déplacée spécialement pour l'événement? Ou peut-être étiez-vous déjà à Borderoc pour autre chose au moment où les festivités ont été annoncées? »