[21 Dollune 1100] L'œil de la tempête

Assez. C’était assez.

Depuis la fin abrupte des Jeux, Vitala avait l’impression d’être une véritable étrangère dans son propre château. Tous allaient et venaient au bon gré des ordres de la reine, qui avait jugé bon de prendre la situation — un bel euphémisme pour parler du désastre — en main, et ce, sans se donner la peine de la consulter sur les décisions qui affectaient directement le Gravorn. Aux dernières nouvelles, elle restait la duchesse de ces terres, celle qui en assurait la gestion quotidienne, qui s’était toujours acquittée de sa tâche avec dévotion et loyauté. Pourquoi ce silence? Ariane Hautiare la tenait-elle à l’écart parce qu’elle la pensait derrière cette ridicule mascarade et ce terrible massacre? Parce qu’elle la tenait responsable? Parce qu’elle ne la jugeait pas apte à gérer la situation? Peu importe la raison, Vitala voulait l’entendre de la bouche fripée de la Marloise.

Sous l’insistance de son mari, trop inquiet à son goût de la misérable blessure qu’elle avait subie en tombant dans la cohue, Vitala avait attendu deux jours. Deux jours et demi, même. Elle avait passé les moments suivant les Jeux surprotégée, à reprendre connaissance — la honte, tout cela pour un vulgaire coup accidentel — , à soigner sa stupide éraflure sur la tempe, à se laisser convaincre par Orlion de ne pas intervenir dans les affaires de la reine. Le moment était, selon lui, « malvenu pour un incident diplomatique ». L’expression avait fait sourciller Vitala, les conseils politiques de son mari ayant toujours été une denrée rare, pour ne pas dire inexistante. Malgré la rage qui bouillait en elle, elle avait fini par obtempérer. Cette nuit-là, elle avait à peine fermé l’œil, repensant à l’impertinente, à la distraction qu’elle avait causée, au massacre qui avait suivi. Pendant les Jeux, elle ne lui avait pas prêté d’attention particulière — des combattants qui se croyaient tout permis, des idiots qui voulaient provoquer, elle en avait vu d’autres avant elle. Pourquoi la reine lui avait-elle accordé son attention? Ce Marlois n’aurait pas été le premier ou le dernier à mourir dans cette arène. Ces insultes n’auraient pas été les premières ou les dernières à être criées dans cette arène. Pourquoi donc avoir décidé de perdre du temps et de l’énergie à discuter avec cette timbrée? Cette question et de nombreuses autres avaient hanté la nuit de la duchesse.

Les deux autres jours, Vitala les avait passés à tenter — en vain — d’obtenir audience auprès de la reine et à récolter toutes les informations possibles. Pour contribuer à sa colère et à sa frustration grandissantes, celles-ci étaient arrivées au compte-gouttes et incomplètes. Un nombre de morts approximatif. Quelques théories sur les chemins empruntés par les coupables. La reine qui avait, au matin du 20 Dollune, ordonné des barrages aux frontières du Gravorn. La duchesse avait accueilli toutes les nouvelles avec un air de marbre. Elle n’avait pas hésité à faire dépêcher des hommes pour rapatrier aux endroits appropriés des troupes éparpillées un peu partout au Gravorn. Car, contrairement à Ariane Hautiare, probablement, elle connaissait tout des opérations en cours sur ses terres. Elle savait précisément quoi demander et à qui le demander. Elle gérait le Gravorn. Elle connaissait son duché et les Vornois. La reine était sage, avait de l’expérience et, sur papier, elle régnait sur les Trois-Lieux. Mais ce n’était pas suffisant.

Le 21 Dollune, au matin, après avoir appris d’un geôlier hautement loyal aux Rochefer ce qui s’était tramé avec les criminels capturés, Vitala sentit les limites de sa patience atteintes. Après avoir revêtu une tenue sombre aux tissus soyeux et avoir laissé ses servantes maîtriser sa chevelure fournie dans un imposant chignon entrelacé de tresses, elle prit la direction de l’aile où elle avait fait installer la reine et sa suite. Ce ne fut réellement qu’une fois devant la porte des vastes appartements occupés par Ariane Hautiare qu’on lui bloqua le chemin.

« Je dois m’entretenir avec Sa Majesté. Elle m’attend. »

Le ton de Vitala était sans équivoque, son regard, hautain, froid et agacé. Les deux gardes se jetèrent un coup d’œil, incertains. Ils n’avaient pas été mis au fait de cette visite, mais que savaient-ils des correspondances qui quittaient les appartements de la reine?...

« Cessez de me faire perdre mon temps en vous dévisageant stupidement l’un l’autre et ouvrez cette porte. Vous n’avez sans doute pas remarqué, trop occupés que vous êtes à vous contempler, mais il y a fort à faire. »

Ces mots achevèrent de convaincre les gardes, qui n’avaient pas envie de se mettre à dos la dame Rochefer et la reine. La porte s’ouvrit sur l’antichambre et la duchesse attendit à peine que le garde se pousse pour s’engouffrer dans la pièce. Elle se fit annoncer, mais, encore une fois, ne laissa la chance à personne de la forcer à retourner d’où elle venait. Elle n’avait pas été invitée, mais quelle importance après tout cela.

« Votre Majesté », salua poliment, mais froidement Vitala lorsqu’Ariane Hautiare apparut dans son champ de vision.

La duchesse inclina la tête, puis se redressa avec toute cette prestance naturelle qui était la sienne. Si son éraflure sur la tempe était encore visible, si ses traits étaient tirés par la fatigue, elle demeurait imperturbable.

« Vous m’excuserez de cette intrusion, mais il semblerait qu’il n’y ait d’autre façon de m’entretenir avec vous. Et je crois qu’après les derniers événements, vous ne sauriez réellement me reprocher cette audace. Nous devons parler. »

En son absence. Assise devant la reine, Vitala fixa celle-ci dans les yeux, sans se presser pour répondre. Elle laissa planer un silence qui en disait long sur ce qu'elle pensait de l'intervention de la souveraine. Un silence trop long pour être confortable pour le commun des mortels, mais juste assez pour Ariane Hautiare.

« Ce n'est qu'une écorchure », finit-elle par dire.

La duchesse n'ajouta rien. Elle ne mentionnerait rien du sang qui avait coulé ou de sa perte de conscience, d'une part parce que l'incident était, à ses yeux, mineur, d'autre part parce qu'elle détestait laisser paraître la moindre once de faiblesse. Et puis, soyons honnêtes : la reine savait probablement déjà tout de ce qui s'était produit. Vitala n'avait guère besoin de lui raconter.

« Je vous remercie d'avoir pris les choses en main durant ma courte absence, Votre Majesté, poursuivit-elle. Cependant, et nulle est mon intention de faire preuve d'ingratitude, ce dont je vous remercie moins, c'est de ne pas avoir sollicité mon aide ou mon avis pour la suite des choses. »

Vitala n'avait pas détaché son regard de la souveraine et avait parlé d'un ton sec, mais somme toute retenu. Elle ne craignait pas Ariane Hautiare, et encore moins de lui faire part de son déplaisir. La vieille femme n'était pas étrangère à son caractère, et elle était assez âgée pour l'avoir vue évoluer au fil des ans et pour avoir connu ses parents avant elle. Vitala l'aurait probablement plus surprise en se taisant ou en jouant les duchesses soumises à l'autorité.

« Pendant plus de deux jours, il m'a été impossible de vous parler alors qu'une crise secoue les terres sous ma gouverne, que les Vornois sous mes ordres courent partout pour tenter d'exécuter les vôtres, que des informations vitales me sont uniquement communiquées parce que je ne laisse personne passer mon chemin sans qu'il me dise tout ce qu'il sait. Tout cela n'a rien de normal. »

Vitala marqua une brève pause, puis demanda, du tac au tac :

« Si vous avez quelque chose à me reprocher, Votre Majesté, ayez la décence de m'en informer. J'ai toujours servi le Gravorn avec dévotion et je mérite au moins de savoir pourquoi je suis tenue à l'écart. Même si, pour ma part, je suis persuadée de ne pas mériter d'être tenue à l'écart.»

« Si je suis prête? questionna Vitala en haussant un sourcil après l’intervention de la reine. Je suis prête depuis la seconde où l’on a osé venir me faire affront sur mes terres, Votre Majesté. Je n’avais nul besoin de me reposer hier ou avant-hier. Vous l’auriez sans doute su si vos conseillers et vos gardes avaient eu la bonne idée de faire preuve de jugement au lieu de m’opposer leur résistance lorsque j’ai demandé à discuter avec vous. Mais que cela me serve de leçon : la prochaine fois, je laisserai tomber le protocole et la politesse bien plus tôt et je n’attendrai pas avant de pousser les incompétents de ma route pour vous imposer ma présence. »

Et, même si elle aimait Orlion de tout son cœur, Vitala ferait fi de ses prochains conseils politiques. Au fond, elle ne pouvait en vouloir qu’à elle-même d’avoir été ainsi tenue à l’écart. Elle aurait dû se fier à son propre instinct et débouler au cœur du conseil d’Ariane Hautiare dès les premières heures ayant suivi la tragédie, que cela plaise aux Marlois ou non. Si la souveraine des Trois-Lieux pouvait avoir une certitude, c’était bien celle que la duchesse du Gravorn ne ferait pas la même erreur deux fois.

Comme pour clore le chapitre — car parler à l’infini des deux dernières journées et de l’idiotie du personnel de la reine n’aiderait en rien à résoudre leur problème —, Vitala balaya l’air de la main d’un vague geste agacé. Assise bien droite sur son siège, elle joignit ensuite ses doigts et observa son interlocutrice avec sérieux.

« Malgré ces désagréments, j’ai eu vent des informations qui vous ont vraisemblablement été communiquées. Votre insuccès dans les recoins les plus sombres de mon palais est regrettable, mais nous ne passerons guère la journée à parler des échecs essuyés. Le temps est une denrée aussi rare que précieuse; mieux vaut donc éviter de le gaspiller. »

Vitala se leva et balaya la pièce du regard, à la recherche d’une carte du Gravorn. Elle en aperçut une sur un petit pupitre plus loin — rien d’étonnant — et alla s’en emparer avant de reprendre place près de la reine, cette fois à côté d’elle.

« De ce que j’ai compris, vous avez fait ériger des barrages à ces frontières, dit-elle en pointant du doigt les endroits où, à sa connaissance, la reine avait envoyé des hommes. J’avais des factions déployées ici et ici. J’ai dépêché un messager pour les rediriger vers les montagnes. Si j’étais un Masque un tant soit peu futé qui avait tout le Gravorn à ses trousses, j’essaierais peut-être de me cacher en terre inhospitalière, surtout si l’option de rechange est Vissomort. J’ai également mobilisé des hommes pour aller fouiller de fond en comble les régions où des activités typiques des Masques ont été décelées. Souvent trop tard, malheureusement. »

Vitala désigna quelques endroits sur la carte, puis se redressa.

« Malgré tout, je doute que ce soit suffisant. Et je crois que, si nous voulons les attraper, nous devrons leur tendre un piège. Les faire revenir à nous au lieu de les poursuivre inlassablement à travers le royaume. »

« Si j’étais de mauvaise foi, je vous ferais remarquer que vos gardes étaient également de la partie, mais ce n’est évidemment pas dans ma nature », rétorqua Vitala à la pique à peine voilée de la reine.

En d’autres circonstances, ses paroles auraient peut-être été accompagnées de l’ombre d’un sourire. Mais la duchesse, même si elle s’osait à un trait d’humour que l’on aurait pu qualifier de « particulier », ne considérait pas avoir le temps de sourire. Pas alors que des familles, vornoises pour la plupart, pleuraient leurs morts et que des criminels maâlistes se trouvaient ailleurs que dans les pires cellules de Vissomort.

« Vous n’avez cependant pas tort. Les résultats ne seront peut-être pas concluants, mais j’ai demandé à quelques hommes de confiance de fouiller les quartiers de tous les gardes qui étaient en poste à l’arène. J’ai également exigé qu’ils soient interrogés non pas une, non pas deux, mais trois fois. Je veux voir qui sait tenir sa version des faits jusqu’au bout et si elle peut être corroborée. Et si quelqu’un a vu quelque chose d’inhabituel. Il n’y a que deux possibilités : soit les Masques se sont glissés dans l’arène en se fondant dans le peuple ou parmi les participants, soit quelqu’un leur a permis d’entrer, volontairement ou non. S’il y a une faille, humaine ou matérielle, je veux la connaître. »

Vitala marqua une pause, l’air de réfléchir, puis reprit :

« Soyons réalistes : le plan parfait, le piège idéal n’existe pas. Pas lorsque des criminels aussi furtifs que les Masques sont en cause. Néanmoins, leur dévotion envers Kamaâl ainsi que leur haine de Naâme font figure à la fois de force et de faiblesse. Ils restent humains, ce qui signifie qu’ils peuvent être provoqués et réagir en conséquence. Ils ont, après tout, réussi à vous faire mordre à l’hameçon. Et pourtant, au cours de votre longue vie, vous avez croisé bien des insolentes avant de tomber sur la jeune Masque de l’arène. »

La duchesse ne s’étala pas davantage sur le sujet, même si elle se questionnait encore sur les raisons qui avaient poussé la reine à accorder une quelconque attention à cette misérable. Elles y viendraient peut-être plus tard.

« Ces criminels sont peut-être futés, mais leur extrémisme peut les rendre aveugles. Je vous suggère de les insulter, de les provoquer. Déclarons que nous avons mis la main sur les coupables et faisons exécuter quelques pourritures enfermées à Vissomort sur la place publique en prenant bien soin de leur faire porter un masque maâliste. Ils nous remercieront sans doute de notre clémence. Prétendons avoir dans nos geôles, en attente d’un procès, quelques membres importants de leur secte. Ils sont sans doute éparpillés à l’heure actuelle, c’est le moment ou jamais de laisser les rumeurs les rendre paranoïaques. Couronnons ces insultes en organisant, en réaction à leur attaque, une grande fête à la gloire de Naâme et en l’honneur de la résilience des peuples face aux criminels maâlistes. Et attendons-les. »

Sa longue tirade terminée, Vitala se tut. Ce plan comportait de nombreux rouages et exigerait la mise en place de plusieurs supercheries pour débusquer les traîtres si elles décidaient de le mettre en place, mais la jeune femme croyait qu’il pouvait réussir. Les Masques étaient sortis de l’ombre pour accomplir un méfait majeur alors qu’aucune insulte à Kamaâl n’avait été faite au cours de l’événement. Sauraient-ils résister à l’appel de la vengeance, à l’appel de la gloire de Kamaâl?

Si Vitala fut agacée lorsque la reine balaya ses idées du revers de la main, elle dut admettre qu’elle avait en partie raison. Elle n’avait pas songé au fait que les Maâlistes capturés avaient brisé leur pierre et que les prochains trouveraient probablement le moyen d’en faire de même. Ils seraient, en effet, probablement vu comme des martyrs. Enfin, peut-être. La duchesse retint un soupir exaspéré. Ils en connaissaient si peu sur les Masques qu’ils ne pouvaient toujours que spéculer, alors que ces criminels, de leur côté, en savaient amplement sur eux. C’était incroyablement frustrant.

Vitala laissa la souveraine poursuivre ses explications et la suivit des yeux alors qu’elle faisait les cent pas dans la pièce. Elle garda le silence quelques secondes une fois le discours d’Ariane terminé, pesant le pour et le contre de l’idée exprimée. À son tour, elle se leva et fit quelques pas, pensive.

« Nous ne pouvons avoir la certitude qu’ils mordront à l’hameçon, commença-t-elle. Avec eux, nous ne pouvons avoir la certitude de rien. Mais je crois que nous contenter d’organiser un événement ne sera pas suffisant pour les inciter à revenir semer la pagaille, pas si nous ne les avons pas piqués auparavant. Ils ont tous les soldats du royaume à leurs trousses, après tout. Et c’est sans compter qu’il faut réussir à convaincre le peuple, en particulier les Vornois, à participer à un nouveau rassemblement alors qu’ils viennent à peine d’échapper à un véritable massacre. »

L’espace de quelques secondes, la scène défila de nouveau dans l’esprit de Vitala. Les assassins sortis de nulle part, la panique, les cris, les dagues tranchant les gorges innocentes. Ariane avait été épargnée de cette vision. La duchesse n’avait pas eu cette chance. Les images la hantaient, mais elle n’en montrerait rien, comme elle ne laissait jamais voir que, des années après la mort de Fardil, les morggs déchiquetant son frère s’invitaient encore dans ses nuits.

« Si nous décidons d’aller de l’avant avec l’organisation d’un événement, il doit absolument être dédié à Naâme et diminuer l’importance de Kamaâl et de ses disciples de façon claire et évidente. Les temps ne sont pas à la subtilité. Mais je crois qu’il faut d’abord lancer une sorte d’invitation à notre ennemi. C’est pourquoi, si nous nous entendons tous pour orchestrer un rassemblement, je propose de m’adresser au peuple vornois, de tenir un discours pour rassurer les habitants, mais aussi pour décrédibiliser les Masques et leurs croyances. Un discours pour galvaniser le peuple et provoquer ces criminels. »

Les Vornois étaient un peuple extrêmement fier et Vitala savait comment s’adresser à eux. Ses adresses publiques étaient exceptionnelles, mais leur rareté les rendait en général hautement efficaces. La duchesse n’était pas connue pour aimer interagir avec ses pairs, mais elle pouvait s’avérer une oratrice étonnante lorsque venait le temps de parler à une foule, en particulier si elle devait en appeler à la force et au courage des Vornois. Et insulter des ennemis au passage.

« Nous n’irons nulle part sans un minimum de provocation, Majesté. J’en suis certaine. Prétendre les ignorer n’est pas une option. Plus maintenant que toutes les forces ont été déployées pour les retrouver. »

L’éclat de la souveraine surprit légèrement la duchesse, qui se contenta de fixer froidement son interlocutrice. Bien sûr qu’elle écoutait, quelle question! C’était la reine qui avait balayé ses idées du revers de la main et avait proposé d’ignorer les actes des criminels maâlistes pour les énerver... Pourquoi maintenant lui reprocher de ne pas l’écouter alors qu’elle insistait sur le contraire, c’est-à-dire qu’il fallait absolument les provoquer?

Vitala ne cacha pas son agacement, mais tâcha de conserver son sang-froid. Ariane Hautiare était visiblement épuisée. Elle-même avait déjà été plus en forme, à vrai dire. Et elle avait la jeunesse de son côté, contrairement à la Marloise, qui compterait bientôt soixante-dix printemps. Il valait mieux laisser passer.

Ainsi, Vitala ne répondit rien aux reproches qui lui étaient adressés. De toute façon, cela n’était guère nécessaire, son expression glaciale trahissant tout de sa désapprobation. Restant posée, elle regarda la souveraine se laisser choir sur son siège avec le découragement de ceux qui se trouvent devant une impasse. Cette situation était tout simplement impossible, et entendre Ariane la récapituler d’un long souffle épuisé n’avait rien pour laisser croire qu’une solution miracle pointait à l’horizon.

Le silence s’installa quelques secondes, Ariane feuilletant des papiers sans réel but, Vitala se contentant de la regarder, pensive. Lorsque la reine releva les yeux vers elle pour lui poser une question, la duchesse répondit avec la plus grande simplicité, sans fausse modestie :

« Je saurai l’être. »

Elle marqua une pause, comme pour terminer une réflexion interrompue.

« Ce rassemblement n’est ni de bon goût ni de mauvais goût. Il est nécessaire. Pour nos éventuels plans si nous décidons de les enclencher, mais pour guérir les plaies ouvertes des Vornois et leur rappeler qui ils sont : un peuple fort et brave qui ne laissera jamais la peur lui dicter sa façon de vivre. Ce pied de nez à ces attaques ne peut qu’être bénéfique pour eux. »

Vitala hocha vaguement la tête pour elle-même. En réalité, même si Ariane souhaitait ne pas utiliser l’événement comme appât pour les Masques, elle l’organiserait sans doute d’elle-même. Elle devait offrir aux Vornois l’occasion de se recueillir pour les vies perdues, mais aussi d’exprimer leur peine, leur désarroi et leur colère à Naâme. Elle ne pouvait vraisemblablement pas rester les bras croisés.

« Peut-être cet événement ne nous aidera-t-il en rien à mettre la main sur nos malfaiteurs, poursuivit-elle. Peut-être en attraperons-nous quelques-uns aux frontières, et qu’ils s’empresseront d’imiter leurs confrères que vous avez enfermés. Avec un peu de chance, peut-être aurons-nous quelques pistes... Ce qu’il nous faudrait réellement pour parvenir à démanteler leur organisation à long terme est une personne capable de l’intégrer, d’en apprendre plus sur elle pour notre compte. Les Masques doivent bien communiquer, recruter d’une manière ou d’une autre. C’est une mission certes difficile, mais je refuse de croire qu’elle est impossible. Il faut seulement la bonne personne, celle qui nous permettra enfin de ne plus tâter à l’aveugle chaque fois qu’il est question de ces Maâlistes extrémistes. »

La souveraine n'avait visiblement pas envie de s'occuper de potentielles festivités, aussi Vitala se contenta-t-elle d'hocher la tête lorsque la responsabilité d'organiser le tout lui fut octroyée. En réalité, il lui avait semblé évident depuis le début qu'elle aurait à se charger des détails, et cela ne la gênait pas. Elle préférait nettement cela à devoir endosser un rôle de vulgaire spectatrice dans son propre duché.

Un nouveau silence s'installa entre les deux femmes, et Vitala laissa son interlocutrice réfléchir à sa proposition sans interrompre ses pensées. À la question d'Ariane, elle secoua doucement la tête.

« Pas encore, Majesté, répondit-elle calmement. Mais je trouverai. Vous pouvez me faire confiance. »

Malgré la fatigue, la duchesse conservait sa volonté de fer et sa détermination à toute épreuve. Si elle promettait de trouver une personne qui saurait s'acquitter de la lourde tâche d'infiltrer les Masques, la reine pouvait avoir la certitude qu'elle mettrait absolument tout en œuvre pour dénicher la perle rare. Et elle n'abandonnerait pas de sitôt l'idée de capturer les criminels qui s'étaient attaqués à ses citoyens. Ces malfrats n'avaient qu'à bien se tenir.

« Gardons cela entre nous deux, si vous le voulez bien. Le moins de personnes sont au courant de nos intentions, le plus cette infiltration aura des chances de réussir. Il vaut mieux minimiser tout risque de fuite. »

Vitala marqua une pause, observant la souveraine.

« Comptez-vous impliquer votre fils dans la suite des choses, Majesté? », demanda-t-elle.

La question pouvait paraître presque farfelue, mais la duchesse voyait bien qu'Ariane Hautiare n'avait plus son énergie d'antan et, même si le prince Valérian lui avait semblé jusqu'ici inutile au possible, peut-être une situation de crise était-elle idéale pour le sortir de ses rêveries et le rompre à son futur rôle de roi...

« Pour vous soutenir », précisa-t-elle, comme si l'idée que le prince reste au Marvier à jouer au papier peint n'avait pas paru totalement impossible à son esprit.

À son tour, Vitala leva légèrement les yeux au ciel. La souveraine était désormais courroucée et (encore plus) de mauvaise humeur et, pourtant, il était évident que la duchesse n'avait eu aucune intention de l'insulter. Ariane Hautiare était compétente et si elle avait cru le contraire, elle aurait sans doute eu du mal à le dissimuler aussi longtemps. Mais la reine était vieille. Ce n'était pas une opinion, mais bien un fait. Elle pouvait continuer à gérer ses terres comme elle l'entendait, mais il n'y avait rien de mal à essayer de s'alléger la tâche et à essayer de rendre son fils moins incompétent au passage. Elle n'avait plus l'âge de courir comme un poulet sans tête, alors autant laisser Valérian le faire pour elle. En partie. Peut-être.

« Certes, Majesté, acquiesça Vitala. Néanmoins, sauf votre respect, si vous aviez été tuée au cours de cet événement, je préfère ne pas imaginer comment votre fils aurait géré la situation. »

En prononçant ces mots, la Vornoise avait légèrement arqué un sourcil. Disons que les images qui lui venaient en tête n'étaient pas très encourageantes. Elle n'avait en réalité aucun mal à imaginer le pauvre prince demander gentiment aux Masques de cesser les hostilités en espérant avoir des résultats.

« Permettez-moi d'être entièrement franche, ajouta-t-elle. Valérian ne sera jamais prêt si vous le tenez toujours à l'écart. S'il ne voit jamais rien, s'il ne vit jamais rien, il ne saura jamais rien faire, il ne saura jamais prendre de décisions pour les Trois-Lieux. Enfin, peut-être, mais jamais de bonnes décisions. Et il ne saura jamais véritablement avoir le respect de ses pairs, car il ne l'aura jamais mérité. Au lieu de voir un dirigeant sur le trône, ils verront tous une biche rêveuse qui ne se rend même pas compte qu'elle est prête à être sacrifiée. À tout le moins, c'est ce que je verrai. »  

La jeune femme fixa la reine droit dans les yeux.

« Même si vous n'avez plus l'énergie de la jeunesse, ce n'est pas réellement vous qui avez besoin d'aide pour gérer les Trois-Lieux. Vous avez déjà prouvé vos capacités à d'innombrables reprises. Mais le prince, lui, a désespérément besoin de se forger un caractère moins mièvre. Désespérément. Et je crois que vous le savez parfaitement. »