[12 Cellune 1100] Le poignard de la trahison |Tyssia|

Cela faisait à peine une semaine qu’il avait confié à Ophélia les sentiments qu’il pouvait éprouver à son égard. Le lendemain de ces confidences, il s’était rendu sur la tombe d’Oline, lui avait raconté comme il était fier d’avoir mis les choses au clair entre eux, lui avait parlé de Rehan aussi, lui avait promis qu’il ne l’oublierait jamais, mais qu’il était prêt à tourner la page à présent. Comme si elle avait pu l’entendre, et comme si une partie d’elle demeurait. Et ce fut la toute première fois qu’il repartit serein, après avoir déposé un bouquet de fleurs au sol.

Le jour suivant, il s’était remis d’arrache-pied au travail. Il avait beaucoup de choses à faire et manquait de main d’œuvre. Et pour couronner le tout, celui qu’il avait engagé pour tenir le comptoir de vente était tombé malade. Il s’était pointé la veille avec une mine affreuse, et le corps suintant de sueur. Avalon l’avait renvoyé chez lui avec ordre formel de se reposer. Joleen lui avait donné un coup de main quelques heures, mais aujourd’hui, il était seul à la forge. Ses sœurs et sa belle-mère avaient prévu depuis un moment déjà de partir quelques jours près de Lackness, il n’allait pas leur gâcher ce plaisir par pure contrainte. Il se débrouillerait autrement, voilà tout.

Il avait donc fermé la porte principale par laquelle tout acheteur entrait d’habitude, étant aux fourneaux, il les aurait forcément loupés. Une petite pancarte était accrochée sur la porte, avec ces quelques mots :

Passez par la porte de derrière et criez très fort !

La porte de derrière en question menant directement dans le cœur de la forge, là où chaque arme était fabriquée. On retrouvait contre les murs côté porte deux grands plans de travail sur lesquels étaient éparpillés esquisses et outils. Le long du mur de gauche, des caisses de matériaux étaient empilées les unes sur les autres. De l’autre côté, tout un tas d’outils, ainsi que deux enclumes stratégiquement placées. Une ponceuse circulaire qui fonctionnait à l’aide d’une pédale, et toute autre machine nécessaire au travail des métaux. Sur le mur gauche à la porte d’entrée, une porte menant directement à l’intendance, la salle dans laquelle étaient habitués à pénétrer les clients. Et de l’autre côté, une porte blindée, menant à l’armurerie, là où toute arme, armure et autre création attendait son acheteur.

Plus loin, là où se tenait le forgeron, un énorme fourneau où d’importantes langues de feu dansaient, une cuve importante d’eau, ainsi qu’une autre enclume. C’est sur cette dernière qu’il était d’ailleurs en train de frapper, tassant de l’acier encore rougeoyant. Torse-nu comme il avait pour habitude d’être lorsqu’il travaillait aux fourneaux plusieurs heures d’affilée, sa chemise reposait sur le dossier d’une chaise un peu plus loin. Des gants épais couvraient ses mains, un masque rectangulaire cachait son visage, et deux petites boules de cire empêchaient ses oreilles d’être trop attaquées par les bruits de métaux.

Elle souffla dans ses mains pour les réchauffer et les sécher un peu alors que ses immenses yeux clairs détaillaient la forge Selac. On était presque en été et pourtant, il pleuvait comme si le ciel pleurait toutes les larmes de son âme sur la bâtisse ou son nouveau frère lui avait demandé de venir chercher l’une de ses commandes. L’un des meilleurs forgerons, si ce n’était le meilleur lui avait vanté l’homme. Et, elle ne l’aurait pas remis en doute, il avait semble-t-il l’habitude de se payer le meilleur avec l’argent qui lui revenait. Elle serra la mâchoire à cette pensée, car elle ne pouvait rien dire tant qu’elle n’aurait pas fait ses preuves. Ce qui était loin d’arriver au vu du peu de plaisir qu’elle prenait à participer aux cours de son précepteur…. Bien se tenir, bien parler… Non, décidément, ce n’était pas pour elle. Elle venait des montagnes et toutes ses futilités ne lui avaient pas été enseigné.

Elle marmonna entre ses dents alors qu’elle venait d'apercevoir l'écriteau sur la porte, elle allait devoir faire le tour pour se présenter. Elle tenta de se rappeler toutes les consignes qu’on lui avait données au sujet des présentations des femmes de bonne famille pour ne pas faire honte aux nom des Opales. Après tout, c’était très certainement encore un test qu’on lui faisait passer et elle ne devait pas faillir. Où tout du moins éviter l’hécatombe, sa dernière sortie s’était soldé par un cuisant échec qu’elle n’avait pas envie de réitérer.

Elle poussa la porte qui n'était pas fermée en cognant dessus avec force, des fois que cela suffise à prévenir de son entrée. Malheureusement, cela ne suffit pas, pire, elle n’était pas préparée au spectacle… Oh, bien sûr, elle avait vécu toute sa vie avec deux hommes alors elle savait ce que s’était. Pourtant, il ne lui semblait pas que les hommes censément plus éduqués qu’elle, pouvait retirer ainsi sa chemise… Elle ressembla quelques secondes à un poisson sorti de sa rivière. Ouvrant, fermant la bouche à la recherche de son air.

Finalement la surprise passée, elle secoua la tête pour remettre de l’ordre dans son esprit. Elle passa sa main sur sa capuche pour la faire glisser sur ses épaules. Toutes les consignes avaient déserté son esprit, aussi, c’est la Tyssia des montagnes qui se présenta à l’homme qui levait son marteau une nouvelle foi.

-Hey ! Forgeron de Selac ? Je suis Tyssia d’Opale, je viens pour récupérer la commande de mon frère.

Elle avait parlait très fort sans pour autant s’écorcher la voix. Juste ce qu’il fallait pour couvrir le bruit ambiant et faire arrêter son geste à l’homme. Elle fit une légère grimace en se souvenant qu’elle était bien loin de l’image de la riche dame qu’elle devait paraître. Tant pis, au pire, il irait se plaindre à son frère qu’elle ne savait pas se comporter… Pour ne pas changer.

Il n’entendit pas les coups sur la porte. Pas plus qu’il ne visualisa la silhouette encapuchonnée qui venait d’entrer, le masque de fer ne lui permettant de se concentrer que sur un angle précis, à savoir dans l’immédiat, l’enclume et le métal sur lequel il frappait. Il allait d’ailleurs asséner un coup, lorsqu’une voix parvint à se frayer un chemin entre le brouhaha de la forge et ses cires d’oreilles. Le geste se suspendit, et son bras se bloqua en plein mouvement alors que son visage dissimulé se tournait vers la jeune femme. Comment avait-elle dit qu’elle s’appelait ? Lyssia ? Il avait à peu près compris ce qu’elle lui avait scandé, mais il n’était pas certain de toutes les syllabes.

Quoi qu’il en soit, il laissa son ouvrage en suspens, posa le marteau sur le plan de travail et enleva un gant pour retirer les morceaux de cire de ses oreilles qu’il jeta dans une corbeille en bois servant aux petits déchets.

Bonjour ! Faites le tour, je vous ouvre ! lui indiqua-t-il.

Il préférait encore qu’elle prenne quelques gouttes sur la tête plutôt qu’elle risque de se prendre les pieds dans une caisse lourde. Bien que la forge soit partiellement ordonnée, il y avait tout un tas d’outils et d’obstacles un peu partout, pas un environnement adéquat pour accueillir une dame. Qui plus est une cliente. C’était la règle : aucun client dans l’atelier.
En parlant de dame cependant, il se rappela qu’il était torse-nu, une tenue bien inconvenante si l’on en croyait les mœurs. Il profita donc qu’elle fasse le tour pour enlever le deuxième gant, ainsi que son masque, renfila sa chemise qu’il lia en vitesse, le col laissé entrouvert, et se passa un coup de chiffon sur le visage pour essuyer sueur et éventuelles traces de charbon. Toilette précaire durant laquelle il médita sur les quelques mots qu’elle lui avait précédemment soufflés. Opale… Opale… Ce nom lui disait quelque chose. Ah ! Ça lui revenait. Le client du poignard ! Qui l’avait prévenu que sa sœur, Tyssia – et non pas Lyssia – viendrait récupérer l’arme. Du moins s’il se souvenait bien. Il notait tout dans le registre de toute façon.

Il quitta l’atelier pour passer dans la pièce de vente et alla lui ouvrir la porte.

Navré pour l’accueil, un léger manque d’effectif. Entrez, je vous en prie. Je vous aurais bien serré la main mais je suis légèrement… poisseux, dit-il en lui souriant, avant de se diriger vers les fenêtres pour tirer les panneaux de bois et ainsi laisser entrer la lumière naturelle.

Ce qui ne fut pas très efficace vu le temps dégueulasse qu’il faisait dehors. Aussi sortit-il une lanterne une fois passé derrière le comptoir. Il craqua une allumette et alluma la lanterne afin d’y voir un peu mieux. Il sortit également le registre des commandes.

Je vous apporte ça tout de suite. Vous voulez quelque chose à boire ? proposa-t-il en récupérant une clé dans un tiroir du comptoir.

L’homme tourna son visage masqué de fer vers elle et, l’espace d’une seconde, il ressembla à un démon de fer que ses tuteurs inventaient quand elle était petite. Seulement, le temps où ses tuteurs lui racontaient des histoires était loin. Elle hocha simplement la tête lorsqu’il lui demanda de faire le tour et remit sa capuche avant d’affronter une nouvelle fois la pluie. Cela valait bien la peine de faire passer les gens à l’arrière pour leur demander ensuite de retourner devant…

Elle fit rapidement le tour de la demeure en tant d’éviter les endroits bien boueux. Ses vêtements cette fois complètement trempés, elle entra lorsqu’il ouvrit la porte et se mit non loin de la porte pour éviter d’inonder les lieux par sa simple présence.

Elle haussa les épaules lorsqu’il prit la parole et remonta ses yeux jusqu’au visage souriant de l’homme. Elle lui rendit un sourire poli en songeant qu’elle avait serré des mains bien plus sales que les siennes.

-Ne vous excusez pas, j’ai connu bien pire comme accueil.

Ses yeux embrassèrent la salle avec curiosité alors qu’elle faisait glisser à nouveau sa capuche dans son dos révélant sa chevelure brune savamment attachée à la mode de la région et son visage pâle d'où ses yeux clairs ressortaient comme  deux billes d’améthyste. Elle était restée sur le pas de la porte gênée de mettre de l’eau de partout.

-Ne vous ennuyez pas pour moi.Je ne fais que récupérer la commande et je repars si tôt vous avoir payé.

Elle lui sourit une nouvelle fois alors qu’une ombre passe en périphérie de sa vision. Elle tourna la tête vers la fenêtre pour l’observer le temps que le Forgeron se passa. Puis, finalement, elle soupira et reporta son attention sur l’autre occupant de la pièce.

-Vous semblez avoir fort à faire, je ne voudrais pas vous causer plus de retard.

Elle avait presque réussi à paraître aimable et polie. Un vrai miracle, son précepteur serait fier d’elle… Enfin tant qu’il ne comprenait pas que son malaise la clouait sur place. Ce n’était pas seulement l’homme. Ses sens s’étaient mis en alerte sans qu’elle ne puisse en définir l’origine exacte. Avait-il dit être seul ? Elle ne se souvenait pas. Elle osa un pas en avant, laissant son regard se promener…

-Votre famille s’est absentée ?

Elle posa sa question l’air de rien, mais le plie entre ses sourcils aurait certainement pu indiquer qu’elle était plus soucieuse qu’elle ne voulait le montrer. Elle allait récupérer ce poignard et rentrer au plus vite. Elle tâta doucement la bourse à sa ceinture pour s’assurer qu’elle était toujours en place et dégagea un pan de sa cape.

Vous ne m’ennuyez pas, lui sourit-il avant de lui faire signe qu’il partait dans l’arrière-boutique un instant.

Ayant laissé la porte grande ouverte entre les pièces, il pouvait toujours l’entendre. De loin, certes, mais elle parlait assez fort pour qu’il puisse l’entendre.
Il sourit pour lui-même lorsqu’elle gagea ne pas vouloir lui « causer » plus de retard. L’était-il, en retard ? Non. À vrai dire, il avait justement beaucoup de travail parce qu’il ne voulait pas prendre du retard. Si son employé avait besoin de plusieurs jours de repos pour se remettre, c’était à lui de s’assurer de pouvoir faire tourner toute la forge en son absence. Heureusement qu’il ne croulait pas sous les commandes à cette partie de l’année, parce que là, il aurait été vraiment emmerdé, aussi débrouillard soit-il.

Il revint finalement au comptoir, une pochette en cuir dans une main, et une serviette – propre – dans l’autre.

Vous pouvez avancer vous savez, je ne mords pas, et le sol ne risque rien. Je suis effectivement seul provisoirement, mon employé est malade et mes sœurs sont en voyage avec leur mère, répondit-il après avoir posé la pochette de cuir sur le comptoir.

Il contourna ensuite ce dernier et s’approcha de Tyssia.

Tenez, vous êtes trempée, dit-il en lui tendant la serviette.

Il retourna près du comptoir et déroula le cuir pour en dévoiler le poignard et le reposer. Elle n’aurait qu’à s’approcher et le saisir à son bon vouloir pour vérifier le travail accompli.

Vous avez l’air soucieuse, Tyssia, constata-t-il alors que ses yeux de ciel se posait sur le visage de la jeune femme.