[EG] SUJET de FANG & THEA (Jusqu'à 25.05 minuit)

Théa se réveilla en sursaut. La panique lui chevillait le cœur et lui broyait les entrailles. Elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait, et ne parvenait pas à se souvenir du moment qui précédait son endormissement. Comme au sortir d'un monstrueux cauchemar, son rythme cardiaque battait une mesure désordonnée et ses tympans bourdonnaient au son des pulsations trop rapides. Elle peinait à retrouver son souffle, à rassembler des pensées cohérentes.

Étrangement, la croquemite se tenait déjà debout. Son regard, semblable à de l'or en fusion, balaya la pièce dans laquelle elle avait atterri, sans comprendre les informations que ses prunelles captaient. Un bric-à-brac informe et désordonné se répandait dans la pièce, ensemble hétéroclite d'objets saugrenus ou terrifiants. Parfois, les deux en même temps... Théa nota la présence de livres alignés sur une étagère qui n'existait pas, comme si les manuscrits étaient suspendus par des fils invisibles. À leur côté, elle remarqua trois pots de fleurs qu'elle n'identifiait pas - chose impossible, elle connaissait toute la flore des Trois-Lieux ! Des crânes de toutes les formes et de toutes les tailles s'agençaient également jusqu'au coin du mur.

Une terreur indicible cristallisa le sang dans ses veines lorsqu'elle remarqua un bocal contenant une paire d'yeux semblables aux siens. Jaunes cerclés de rouge. Théa réprima un haut le cœur et se mit à trembler comme une feuille. Les globes oculaires semblaient se mouvoir dans leur prison de verre pour mieux la dévisager. Horrifiée, elle recula de quelques pas et se cogna contre une table toute aussi inexistante que l'étagère précédente, sur laquelle étaient amoncelés tout un tas d'autres objets. C'est alors qu'elle remarqua l'animal couché à quelques mètres de la table. Elle plaqua une main contre sa bouche pour étouffer le cri de surprise et de peur qui montait dans sa gorge.

La créature portait un collier, signe de sa domestication, mais ce n'était pas une information qui rassurait la petite herboriste... Le morgg avait croisé ses pattes avant et posé sa tête par-dessus, son regard fauve braqué sur Théa comme s'il sondait ses intentions. Ses horribles crocs dépassaient de sa mâchoire inférieure, ses babines relevées dans une expression improbable, presque humaine.  

Théa entendit un bruit d'éclaboussure et fit volte-face pour découvrir qu'elle n'était pas seule dans la pièce. Un jeune homme venait de s'extraire de ce qui ressemblait fortement à un bac à eau. Théa eut le temps de se demander comment elle avait fait pour ne pas le voir avant, il était aussi repérable que le nez au milieu d'une figure. Elle réalisa aussi qu'un bruit aigu désagréable emplissait la pièce depuis qu'elle y était, comme une musique agaçante d'un instrument qu'elle ne connaissait pas et qu'elle avait réussi à ignorer jusque là.

— Qui êtes-vous ? couina-t-elle d'une voix que la panique rendait très aigüe, lançant son regard dans un ballet frénétique pour ne perdre de vue ni le morgg, ni le jeune homme.

Un grondement saccadé, semblable à un rire contenu, secoua le morgg qui avait désormais son regard braqué vers le jeune homme mouillé.

Théa poussa un cri de surprise suraigu et apeuré, comme celui d'une petite souris prise au piège, et plaqua ses mains contre sa tête pour se protéger du désastre. Elle ferma les yeux pour ne pas voir la créature de marbre se fracasser contre le mur, essaya de couvrir ses oreilles avec ses avants-bras pour ne plus entendre le vacarme assourdissant. Lorsque la tempête fut passée, elle hasarda un coup d’œil en direction de l'inconnu, puis se détourna promptement pour aviser le morgg près d'elle. Il n'avait pas bougé d'un millimètre et paraissait toujours émettre ce son étrange qui évoquait un rire moqueur en observant les deux jeunes gens à tour de rôle.

– Vous ne saviez pas que j'étais là ?

La froideur du reproche cynique fit hoqueter Théa de surprise. Ses yeux s'arrondirent d'indignation à laquelle se mêlait une peur flamboyante. La colère remplaça subitement la panique, transformant la croquemite en petit animal acculé dont la seule défense serait de montrer les crocs ou de sortir les griffes.

– Et comment aurais-je pu le savoir, hein ? s'entendit-elle répondre d'une voix hargneuse.  
Mais la réflexion du jeune homme sur l'absence de porte doucha rapidement ses velléités belliqueuses. Pour vérifier ses dires, Théa lança un regard circulaire autour d'elle à la recherche d'une issue. En vain. Est-ce qu'elle était... morte ? Est-ce que c'était ça, la punition de Kamaâl et l'errance dans les Terres Ardentes ? Rien de ce que Théa avait entendu à ce sujet ne ressemblait à ça. Et puis... machinalement, elle porta sa main à son cou et sentit que sa pierre de vie était toujours bien là.

Théa ne savait pas ce qu'était un portable, mais elle était d'accord pour dire que cette musique était insupportable. Le morgg se redressa pour s'asseoir – faisant reculer de trois pas la croquemite par la même occasion – et claqua sa mâchoire. La sonnerie du portable s'éteignit aussitôt. La créature se leva ensuite avec nonchalance et se mit à ignorer superbement les deux jeunes gens. Ce morgg n'était décidément pas ordinaire.

– Cherchons un moyen de sortir de là, suggéra Théa sans réellement attendre l'approbation de l'inconnu.

Elle ignorait si le jeune homme était un allié ou un ennemi – et elle préférait éviter de lui faire la conversation, car cela rendrait encore plus étrange cette situation – mais elle ne voulait pas écarter trop rapidement la possibilité qu'il puisse vouloir sortir de cet endroit au moins autant qu'elle. Si tel était le cas, son aide pourrait être utile. Théa commença à étudier les différents objets présents dans la pièce et repéra assez vite une malle :

– Un coffre ! s'exclama-t-elle. Il renferme peut-être quelque chose qui nous sera utile ?

– L'animal nous a surement envoyés dans son monde...

Sans vraiment écouter la remarque, Théa hocha la tête doucement, encore étourdie d'avoir été aspirée par le coffre de la précédente pièce. Toutefois, si le morgg avait vraiment souhaité les renvoyer dans son monde, comme le suggérait son compagnon d'infortune, ils seraient retournés dans le royaume des Trois-Lieux. Et rien dans cette pièce encore plus délirante que la précédente ne ressemblait au monde de Théa.

– Tu pratiques la magie ... ? Qu'est ce qu'on fait là, à ton avis ? 

La croquemite se tourna vers le jeune homme et ils se détaillèrent mutuellement, sans réelle hostilité cette fois. Ils se retrouvaient ensemble dans cette galère, et Théa était disposée à coopérer et à se montrer gentille (c'était ce qu'elle était à près tout) pour peu qu'il ne recommençait pas à l'accuser de malice.

– Seuls les transcendants peuvent faire de la magie, expliqua-t-elle en haussant les épaules, un peu confuse devant cette question. La magie ne se pratiquait pas dans son monde, elle se manifestait aléatoirement au gré des humeurs du dieu Nâame. Théa porta une main à son collier, fit lentement tourner la pierre de vie entre ses doigts tout en observant son compagnon. Où est ta pierre de vie ? demanda-t-elle, surprise de constater qu'il n'en avait pas. Tu crois qu'ils te l'ont volée ? On est peut-être là pour la récupérer.

Elle observa d'un œil soupçonneux les gens autour d'eux, mais elle ne comprenait pas un traître mot de ce qu'ils racontaient. C'était bien la première fois qu'elle rencontrait des gens qui ne parlaient pas comme elle ! Quand un homme en blouse blanche lui présenta trois sphères identiques sur un plateau, elle se rappela qu'elle en avait déjà vu une dans la pièce précédente. Elle entendit Fang parler de « mini-kit » et de « camping » mais ces mots ne lui évoquaient rien du tout. Devant l'insistance de celui qui devait être un professeur ou un érudit quelconque, et encouragée par son compère qui ne semblait pas tenté à l'idée d'être le premier à toucher ces sphères, Théa inspira profondément pour se donner du courage. Elle choisit celle de droite.  

– À ton tour, dit-elle avec un sourire en coin.

La boule était lisse, bicolore, et possédait une petit encoche en son centre. Quand Théa passa son doigt dessus, l'objet vibra et une étrange créature se matérialisa devant elle. La jeune femme laissa s'échapper un couinement surpris quand l'animal se frotta affectueusement contre ses jambes.

– フシギダネ ; s'exclama le professeur avec un grand sourire. Et devant l'expression perplexe de Théa, il répéta : フシギダネ !  

– Fushigi Dané ? imita-t-elle d'une voix hésitante.

La petite créature poussa un cri joyeux. Théa s'accroupit pour lui gratter le haut de la tête. Elle était vraiment trop mignonne, cette bestiole. On aurait dit une énorme grenouille de la taille d'un chien, avec une tête large et des tâches foncées, portant un gros bulbe sur le dos. En quelques secondes, elle se retrouva dans les bras de la croquemite qui ne pouvait s'empêcher de la cajoler avec une expression béate.  


– Qu'y avait-t-il dans celle-là ? demanda Théa, en jetant un coup d’œil à son compagnon d'infortune.  

À peine avait-elle prononcé ces mots que la troisième sphère s'ouvrit, créant un appel d'air puissant. Une bourrasque souffla dans le laboratoire, faisant s'envoler et tournoyer dans la pièce tous les précieux documents des scientifiques. L'instant d'après, Théa se sentit aspirée par la boule métallique. Elle ne put même pas crier.

Quand elle rouvrit les yeux, ils étaient de retour dans la pièce précédente. Une expression dépitée se peignit sur ses traits, un désespoir profond lui noua la gorge. Elle lança un regard désespéré à son compagnon. Mais ils n'étaient pas revenus seuls ! Fugishidane était toujours dans les bras de la croquemite. Face à eux, le morgg était toujours là, son rire détestable faisant encore vibrer sa carcasse. Un sourire mauvais ourla ses babines et dévoila les autres crocs qui ne dépassaient déjà pas de sa mâchoire. Fugishidane sauta par terre et se mit en position défensive devant la croquemite. Son bulbe scintillait d'une lumière vive.

– Regarde ! dit-elle à Fang en pointant du doigt l'endroit où était assis le morgg. Il est sur une trappe ! C'est sûrement la sortie ! Comment on va faire pour l'atteindre ?    

Au même moment, le portable qui leur avait vrillé les oreilles tout à l'heure entonna une nouvelle musique...

Spoiler:

Les grands yeux jaunes de Théa s'arrondirent d'effroi lorsque le morgg se redressa, la pupille mauvaise et le sourire carnassier, comme pour les défier de toucher à la trappe dont il était vraisemblablement le gardien. Mue par un réflexe primitif, la croquemite recula d'un pas et s'accrocha au bras du garçon alors que la créature se ramassait sur elle-même, prête à bondir. Fugishidane gronda une menace à l'intention du monstre, mais que pouvait-il bien faire face à un redoutable adversaire ? Théa et Fang allaient bien vite le savoir.

Deux puissantes lianes jaillirent du bulbe du batracien, immobilisèrent chacune les pattes antérieures et postérieures du morgg, puis le firent basculer sur le côté. L'animal claqua son énorme mâchoire pour se libérer de ses entraves végétales, en vain. Le bulbe scintillant de Fugishidane émit de plus en plus de lumière, puis se contracta pour libérer un nuage de spores scintillantes, pareil à une poudre d'étoiles magique, qui vint se déposer sur le morgg. La créature se débattit quelques secondes avant de... plonger dans un profond sommeil. Théa n'en croyait pas ses yeux – même après tout ce qu'elle avait vu aujourd'hui !

La croquemite et le polymorphe combinèrent leurs efforts et poussèrent le morgg de sorte à ce que la trappe puisse être ouverte. Tandis qu'elle laissait le jeune homme chercher un moyen d'ouvrir l'issue, Théa s'agenouilla auprès de Fugishidane pour le féliciter et lui gratter affectueusement la tête. Un halo de lumière enveloppa la petite créature, obligeant la jeune femme à se protéger les yeux avec son bras. Lorsqu'elle put à nouveau voir quelque chose, Théa constata avec émerveillement et incrédulité que Fugishidane avait grandi et que son bulbe avait éclos, dévoilant un gros bourgeon rose entouré de quatre feuilles.

Derrière elle, le grincement de la trappe que Fang avait réussi à déverrouiller se fit entendre. Sans même pouvoir adresser un signe d'adieu à son adorable batracien bulbeux, Théa fut aspirée par l'ouverture. Elle eut l'impression de tomber dans un puits sans fond. Tant bien que mal, elle gesticula, battit l'air des bras et des jambes pour se rapprocher de Fang. Catastrophée et désespérée, elle tendit les bras vers le jeune homme :

– Attrape ma main ! lui hurla-t-elle.

Leurs mains se frôlèrent quelques instants, puis Fang parut s'enfoncer dans les ténèbres beaucoup plus vite qu'elle, comme s'il tombait à une vitesse bien supérieure à la sienne. Théa voulut hurler son prénom, mais le son resta bloqué à travers sa gorge. Elle ne connaissait même pas son identité...


La petite cueilleuse se réveilla en sursaut, le nez collé à sa table d'herboristerie. Elle avait la bouche pâteuse, de la bave plein la joue et le cœur tambourinant comme un sauvage. Un mal de crâne lui vrillait horriblement les tympans. Elle passa une main sur son front pour dégager la sueur qui trempait ses mèches blondes, puis repoussa avec dégoût la pipe bourrées d'herbes médicinales qui trônait devant elle. C'était bien la première et dernière fois qu'elle s'essayait à élaborer un remède à fumer pour soulager son anxiété !