[7 - ??? Éllune 1100] Toutes les excuses du monde

Quand Opaline Chantrelle plantait ses crocs, il était de notoriété publique qu'elle ne lâchait que rarement prise. Cette détermination dans le métier de chasseur de primes lui avait valu le surnom de « Limier Blanc », et à juste titre. Quand elle s'était fixé l'objectif de poursuivre une proie, que ce soit sur avis de recherche ou via commanditaire, elle allait jusqu'au bout, et déployait même des trésors d'ingéniosité pour arriver à ses fins.

La situation actuelle des Trois-Lieux, et spécialement celle du Gravorn, était telle qu'elle avait du s'éloigner un peu de sa ville natale pour trouver client, et était tombée sur une belle brochette de pilleurs, profitant du tremblement de terre pour se remplir les poches. Du pain béni pour une chasseuse de primes sur la paille. Malheureusement, il avait fait une rencontre à laquelle elle ne s'était pas attendue. Une Lame de Saphir, répondant au nom de Lucien Lamejuste, s'était mêlé à la traque en plus de lui imposer sa collaboration pour la capture des quatre voleurs. Blessée dans une confrontation où elle avait été bien imprudente, il l'avait ramené en sécurité dans sa caserne où elle avait reçu tous les soins nécessaires pour être sur pied dès le lendemain. Cet homme lui avait assuré un partage équitable de la prime, or, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle ne reçut qu'un seul lieuton de cuivre, et de la main du capitaine resté à la caserne, pendant que toute la garnison - dont Lucien faisait partie - était repartie à l'aube à la caserne-mère, à Albatra.

Peu lui importait les quelques émotions qu'il avait suscité chez elle, probablement illusoires d'ailleurs, il n'y avait plus aucun contrat, aucun avis, aucune prime aussi élevée fusse-t-elle qui la détournerait du but qu'elle s'était fixée. En se jouant d'elle, à tous les niveaux, Lucien ne s'était pas fait une alliée et elle escomptait bien lui faire regretter de l'avoir roulée dans la farine par deux fois. Elle venait de planter ses crocs dans les mollets de la Lame de Saphir, et il pouvait toujours courir pour qu'elle le lache.

Opaline poussa la porte de l'Erudition, une des tavernes sensées être réputée, et se dirigea, non pas vers le comptoir comme à l'accoutumée quand elle découvrait un nouveau lieu de picole, mais cette fois plutôt vers le fond de la pièce, un coin mal éclairé mais d'où elle pouvait tout voir.
Elle était arrivée à la capitale il y avait moins d'une heure, sur le coup de midi. Si la garnison de Lucien avait repris la route pour rentrer à la caserne-mère d'Albatra, alors, c'était en toute logique qu'elle s'était présentée aux portes de la bâtisse. Pas là, bosse pour la reine maintenant. Sais pas où il est, lui avait-on rétorqué glacialement. L'amabilité des Lames à son égard n'avait d'égal que leur immense dédain pour elle.
La porte claquée à son nez, elle avait serré le poing, enfonçant ses ongles dans sa peau de colère.

Mais ce n'était qu'un contretemps fâcheux. Opaline avait réfléchi rapidement, bien que perturbée par les rayons chauds et brûlants du soleil du midi dont elle s'était impatientée de fuir à grande vitesse. Ainsi Lucien s'était rapproché de la couronne. Le physique de l'albinos ne lui permettait certainement pas de fouler le sol du palais et de demander à voir la Lame. Elle n'était pas faite pour les mondanités. Il pouvait être absolument partout, en mission pour Ariane. Il pouvait être dans le palais, ou partout ailleurs dans la capitale. Le plus intelligent à faire était non pas de le traquer comme elle le faisait d'habitude, mais de faire en sorte que ce soit lui qui vienne à elle. Elle n'avait pas encore d'idées en tête, pour l'heure, ce qui avait urgé c'était qu'elle s'abrite de l'aveuglant astre. C'était en s'installant dans la gargote, prenant ses aises à sa table et commandant une grande cruche de vin qu'elle avait vu son plan être tout trouvé.

Quelques partenaires de cartes, quelques joutes verbales et quelques tonneaux de vinasse plus tard, Opaline avait été comme méconnaissable. Son teint si pâle était ponctué de deux taches d'un rose prononcé sur les joues, et pour un peu, on aurait pu croire qu'elle s'était sociabilisée. Entourée de plusieurs commerçants et mercenaires à sa table, elle s'était engagée dans une partie de cartes et avait surveillé les faits et gestes de ses partenaires par-dessus son jeu.
 
« Je vous ai à l’œil, messieurs. N'oubliez pas, le Limier Blanc peut voir si lui mentez ! Et toi, mon ami ... tu bluffes ! »

Elle s'était adressée à un homme de corpulence massive mais totalement dépourvu de cou, assis directement à sa droite.

« Les mains dans le sac ! Par ici la monnaie, mon gros ! » avait-elle exulté, triomphante.

Et c'était là que les ennuis pour Opaline avaient commencé. L'homme en question avait jeté violemment ses cartes et s'était levé d'un bond, faisant basculer son tabouret en arrière.

- C'est la cinquième fois cette après-midi !! Tu triches !!, s'était-il emporté en refusant tout bonnement de payer son dû.

Il avait raison, bien entendu. Opaline avait découvert un tout nouvel avantage à son don de transcendance et à cette projection astrale. Si elle attendait le bon moment, que tous les joueurs se voient être suffisamment concentrés sur leur jeu, alors, elle pouvait aisément se matérialiser derrière l'adversaire de son choix et jeter un petit coup d’œil innocent aux cartes reçues, avant d'aussitôt s'évaporer. Mais évidemment, il n'avait pas été question de l'admettre.

« Tu as voulu jouer, tu as joué et maintenant tu as perdu. Ce n'est pas ma faute si tu es très mauvais joueur ... Comment, par Kamaâl, aurais-je pu tricher ? »
- Avec tes pouvoirs de sorcière ! C'est sur ! Inutile de jouer contre toi ! C'est peine perdue ! Et j'en ai assez de me faire plumer sans rien dire. Je vais appeler la garde, et tu vas me rembourser tout l'argent que tu m'as volé !

Opaline avait alors tordu ses lèvres en un rictus immonde et s'était dressée également sur ses pieds, avec beaucoup plus de difficultés, l'alccol lui faisant perdre l'équilibre.

« Tu crois que j'ai peur d'eux ? Vas y ! Appelle-les ! Amène tous tes copains s'il le faut ! Je suis le Grand Limier Blanc ! Tremblez devant moi !! »
- Tu feras moins ta maligne quand la reine elle-même décidera de ton sort !
« La reine ? Pff, cette vieille bique qui ne sort jamais de son palais ? Que crois-tu qu'elle va faire, hm ? Elle est inutile ! Elle ne sert à rien, à part porter de jolies robes, de beaux bijoux et agiter sa main gantée sous les acclamations des imbéciles comme toi qui l'estiment juste ! Son fils est pareil ! Un bon-à-rien qui n'est en vie que par chance !! La pneumonie aurait du les emporter tous les deux !! »

L'alcool n'avait pas suffit à ce qu'Opaline ignore les visages atterrés qui l'avait fixée, à cet instant précis. Elle se souvenait avoir sourit, ragaillardie par leurs réactions, et avoir ensuite hurlé, scandé et insulté la couronne en plus de la menacer de mort, produisant l'effet d'une émeute dans l'établissement.
Après ça, c'était le vide. Le noir complet.

Quand elle reprit ses esprits, c'était dans une cage de fer, les poignets menottés au-dessus de sa tête qu'elle s'était retrouvée. En prison. Et si elle ne disait pas de bêtises, les geôles royales. Deux gardes en surveillaient l'entrée. L'endroit était véritablement sinistre et sous-terrain. Les murs suintaient d'humidité, et les torches peinaient à rester allumées. Elle était visiblement seule, les autres cages étaient vides, si on ne prenait pas les rats comme occupants ...

« Eh ! Vous ! Les deux lopettes de la reine ! Soyez des amours et rendez-vous utiles, voulez-vous bien ? Allez me chercher une grande bouteille de pinot ! Eeeh ! J'vous cause ! Non, pas de vin ? Bon. Une demande plus facile alors ? Allez me chercher cette raclure de Lucien Lamejuste !! Cette tanche ne connait pas encore sa peine ! ».

Les effluves de l'alcool n'agissaient plus sur l'albinos, mais quitte à être enfermée pour avoir tenu des propos criminels à l'encontre de la reine, autant prétendre jusqu'au bout qu'elle ne pensait pas vraiment ce qu'elle disait. Elle se démena sur ses menottes longuement, cognant le métal contre les barreaux pour attirer l'attention. A force d'être insupportable, il était clair que l'un des deux allaient très certainement abandonner son poste pour aller se plaindre ... et, elle l'espérait, auprès de la personne qu'elle recherchait ...

Opaline avait continué inlassablement de cogner ses menottes contre les barreaux, insultant à tout va les gardes dont elle doutait, à haute voix et dans un langage châtié, de l'existence de leur masculinité, et à faire un raffut incroyable pour leur faire perdre patience le plus rapidement possible. Quand elle avait vu l'un d'entre eux s'éclipser, elle avait su précisément qu'à cet instant, elle avait gagné. Fort ragaillardie pour cet état de fait, elle avait calmé ses mouvements de chaînes et scandé plutôt une chanson paillarde qu'elle entendait régulièrement à la Pie Écarlate.

Quand la porte s'était rouverte, elle s'était aussitôt tue : elle avait réussi à amener Lucien Lamejuste jusqu'à elle. Rien n'était décidément impossible pour le Limier Blanc ...
Arrivé devant elle, il s'était accroupi face aux barreaux et l'avait fixé intensément du regard. En définitive, ils ne s'étaient plus vus depuis un tout petit peu plus d'une semaine et pourtant, d'une certaine manière, elle était ravie de retrouver son visage. Il avait bonne mine, et était tout propre sur lui. Pas étonnant, quand on savait qu'il travaillait pour la reine ...
Elle lui avait sourit, d'un amusement prétentieux et hautain, car elle savait que cette mimique avait le don d'énerver absolument tout le monde. Il pouvait voir ça comme la marque qu'elle appréciait les retrouvailles.

Puis, Lucien s'était montré revanchard. De toute évidence, il n'avait guère apprécié son cadeau de départ. A se rappeler de cette petite blague, elle sourit de plus belle, véritablement fière d'elle. Il s'était relevé en lui souhaitant de croupir dans ces geôles et était sorti. Sans doute voulait-il lui donner une leçon, lui faire goûter à une douce vengeance ou la faire réagir d'une quelconque façon. Elle n'était pas inquiète : quelque chose lui disait que jamais il ne la laisserait moisir en prison. Elle avait alors étendu ses jambes, prenant ses aises autant que possible, ignorant tant bien que mal les morsures de ses muscles brachiaux endoloris. Formant un cœur de ses lèvres rosées, elle s'était mise à siffler avec une insolence stupide. Tout n'était que spectacle, car pourtant, elle n'était pas à l'abri d'une très mauvaise surprise : et si elle avait mal parié ? Si elle passait le reste de ses jours ici ? Hm. Impossible. Une force intérieure lui intimait la conviction que son but était juste, et qu'elle obtiendrait ce qu'elle était venue chercher.

Il ne lui fallut pas attendre très longtemps car Lucien, comme attendu - ou espéré -, était revenu sur sa décision. Le contre-coup de la surprise de la retrouver en pareil endroit l'avait poussé à parler d'une traite, et l'assommer de questions toutes plus légitimes les unes que les autres, mais auxquelles elle n'eut pas le temps d'y répondre qu'il passait à la suivante. Elle pouvait entendre son ton de reproche, sa mauvaise humeur, un certain agacement, ou plutôt un énervement qu'on pouvait presque prendre pour de l'inquiétude. Opaline, elle, n'y avait vu que le reste de la colère datant de la semaine précédente. Il s'était levé pour voir avec les gardes si une sortie était possible, et elle se rassura : elle avait eu raison, jamais Lucien ne la laisserait dans un pareil endroit, il était beaucoup trop noble. Et donc manipulable. Mais elle n'oubliait pas non plus qu'il avait été, par deux fois, plus malin qu'elle. Se jurant de garder cela à l'esprit désormais, elle l'avait observé tranquillement, feignant être totalement à son aise, insensible à l'idée qu'elle puisse même être exécutée pour les propos qu'elle avait tenu dans la journée sous les affres de l'alcool.

Quand il fut revenu de nouveau, Opaline avait compris que ce n'était même pas la peine de songer à roupiller dans des draps frais ce soir ... Lucien avait explosé littéralement de colère, et même si dès les premiers instants cela l'avait faite sourire, la jeune femme déchanta très vite, ne comprenant pas le ton démesuré qu'il employait. Si elle tenait à la vie ? Bien sur ! Mais il lui fallait un moyen d'entrer en contact avec lui, alors ... Est-ce que ça en valait la peine ? Eeeh. Une bourse de lieutons valait toujours tous les sacrifices. Surtout si cela signifiait une nouvelle combinaison de cuir noir ...
Pestant et grommelant dans ses dents, Lucien était véritablement fâché et était l'objet de toutes les observations d'Opaline. C'était la première fois qu'elle le voyait hors de lui, et même si il était certain que debout il aurait été nettement plus impressionnant, le voir ainsi à sa hauteur, elle ne pouvait s'empêcher de remarquer des notes et des expressions faciales qui ne coïncidaient pas avec une rage et une haine justifiée. Il était également ... peiné ?!
Il s'installa et quand il lui demanda de lui narrer toute l'histoire, toute son histoire depuis le début en ayant toutes les difficultés à reprendre contenance et calme, elle ne put que se redresser tout en ondulant lascivement de son corps.

Hm. Par où allait-elle seulement commencer ?
 
« 150 lieutons », répondit-elle, placidement, « ou plutôt, 149 lieutons, tu t'en es assuré. Que tu me dois. »

L'expression de Lucien à cet instant était sans prix. Très clairement, elle pouvait l'entendre intérieurement hurler en lui demandant si elle était sérieuse, si elle avait fait tout ce chemin et si elle s'était mise dans un tel pétrin juste pour une question d'argent. Et la réponse était assurément oui.  

« Et encore, je pense que je peux augmenter ce que tu me dois à chaque minute supplémentaire que je dois passer ici, harnachée de cette façon ! » ajouta-t-elle, mauvaise, en secouant une nouvelle fois ses menottes.

Son ton était volontairement empreint et lourd de reproche, car elle savait pertinemment que son toupet pouvait énerver, et pouvoir observer de nouvelles expressions sur le visage de Lucien l'intriguait beaucoup, pour ne pas dire la passionnait.

« Sens-toi libre de me faire sortir quand tu veux, surtout. »

Il avait mis longtemps à ouvrir la bouche pour lui répondre. Pour sa plus grande joie, de toutes nouvelles expressions s'étaient affichées sur le visage de Lucien, et Opaline n'en avait pas perdu une miette, malgré le manque de luminosité dans la cellule. Il y avait eu de la surprise, évidemment. Il avait du imaginer toutes sortes de raisons pour lesquelles elle était ici présente, et l'argent ne devait pas faire partie de ses scénarios envisagés. De l'incompréhension également. Probablement ne comprenait-il pas toute l'importance que pouvait avoir les lieutons dans la vie de la chasseuse de primes, mais ce n'était pas grave, elle se fichait bien d'être comprise ou non. Et puis, de la déception il lui avait bien semblé. Cette dernière lui fit perdre son sourire enfantin. S'était-il attendu à une raison en particulier, et était-il déçu que ce ne soit pas le cas ?

Sans chercher à le voler ?! Était-ce une plaisanterie ? Si oui, elle n'était pas de très bon goût. Deux éclairs rougeoyants frappèrent dans la pénombre de sa cage. Elle, une voleuse ? Ah ! Elle était bien des choses, mais certainement pas ça. Et puis, qui l'avait volée en premier ? Non, elle venait récupérer ce qui lui appartenait de droit, et rien d'autre.
Ses poings s'étaient resserrés dans ses entraves, ses ongles marquant la paume de ses mains, sous la colère. La prenait-elle pour plus stupide qu'elle était ? Si réellement elle comptait le voler, se serait-elle mis dans cette situation pour l'avoir face à lui, et lui demander gentiment de lui rendre sa bourse ? Non, bien sûr que non. Elle aurait opté pour un plan différent ... User de sa transcendance pour se guider dans le château une fois qu'elle l'y aurait localisé, puis pénétrer en catimini dans le bâtiment en pleine nuit et fouiller ses appartements. Une voleuse. Tsh. Si elle en aurait l'occasion, plus tard, elle comptait bien lui faire payer cet affront.

- Tu dépasses toute mes prévisions décidément jusqu’à la fin et dire que je pensais te comprendre au moins un peu. Je crois qu’on va devoir faire les choses autrement dans ce cas … Je vais te laisser ici le reste de la journée et la soirée pour réfléchir et demain je passerais peut-être que tu auras autre chose a me dire …
 
Opaline bomba la poitrine. Du bluff. Il bluffait. Forcément. Jamais il n'allait la laisser ici ... Elle plongea ses iris de sang dans les siens, cherchant la preuve irréfutable qu'il ne faisait que la taquiner, mais elle n'y trouva qu'une sombre froideur ce qui l'intrigua au plus haut point. Elle pencha sa tête sur le côté, d'incompréhension. Il ... il était sérieux ? Non, impossible. Il était bien trop chevaleresque pour ça, bien trop noble ... il ne pouvait pas décemment ... Pourtant, le doute était présent, et cela même alors que Lucien se releva pour prendre le chemin vers la sortie. Hébétée, elle le regarda s'éloigner sans un autre regard sur lequel elle pouvait s'appuyer pour trouver la vérité. Elle attendit encore, pensant encore qu'il plaisantait, qu'il voulait seulement la faire réagir mais ... la main sur la poignée indiquait clairement ... qu'il était sérieux.

« Who, tu ne vas pas vraiment me laisser là, n'est-ce pas ? », questionna-t-elle pour se rassurer.

Tout son plan, cette stupide décision de s'en prendre à la reine pour susciter les réactions et atterrir ici, ne reposait que sur la bonne âme de Lucien. Son esprit héroïque et bienfaisant, elle comptait là-dessus. Cela ne devait pas se dérouler comme ça. Il aurait du finir par sourire de son obstination, et la libérer sur le champ. N'importe qui l'aurait fait ! Qu'on la craigne, ou qu'on s'estime être son ami ... Mais justement, Lucien n'était pas n'importe qui. Il n'était pas comme les autres, et réagissait toujours de manière inattendue. Elle s'était pourtant promise de ne plus le sous-estimer et d'y faire attention ... Comment ... Pourquoi ... Pourquoi ne parvenait-elle jamais à ses fins avec lui ?

149 lieutons. Elle avait fait tout ce chemin pour 149 lieutons, soit presque le prix d'une monture acceptable. Il aurait été sot de ne pas vouloir les récupérer. Qu'y avait-il de plus à réfléchir ? De l'argent qu'elle aurait pu avoir autrement, hein .... Oui. Ou pas.

« Arrête ton délire et libère-moi, Lucien ! » exigea-t-elle.

Elle avait voulu rendre son ton dur, et sans appel. Garder un peu de prestance malgré la situation en sa défaveur. Mais elle-même s'entendait parler faussement. Elle avait bien trop peur qu'il ne soit sérieux, et la laisse. Encore.
Soudain, elle s'interrogea. Encore ? C'était pour ça qu'elle avait été tant en colère ? Pas tellement pour sa dette, mais ... parce qu'il lui avait tourné le dos et avait pris la route d'Albatra sans prendre la peine de lui dire au revoir ? Mais pourquoi dans ce cas, cela l'avait tant touchée ? Ce n'était pas comme s'ils étaient amis, ou se connaissaient depuis toujours. Il ne lui devait absolument rien ... C'était pour ça qu'elle était réellement ici ? Parce qu'elle avait voulu ... le revoir ? A cette pensée, son teint pâle rosit et son cœur sauta dans sa poitrine. Non. Ridicule. Il lui avait promis la prime et ... l'avait laissée. Avec un seul lieuton comme souvenir. Un lieuton au lieu d'un sourire. Alors, venir ici sous le couvert d'une dette à payer n'était qu'un prétexte pour revoir Lucien Lamejuste ? NON ! Ce n'était pas parce qu'elle s'était sentie abandonnée ! Que cette pensée sorte de sa tête, par tous les dieux !!

« Repasse donc demain, je n'aurai rien de plus à te dire », s'entendit-elle dire avec affront.

Mais qu'est-ce qui clochait chez elle ? Sa méthode avait été un fiasco total : elle était en prison, sans doute avec une ardoise à payer à la taverne et la menace d'une peine de mort planant au-dessus de sa tête, la seule personne qui pouvait la sortir de là était à deux doigts de la laisser et elle l'encourageait encore à partir ? Pire, ne pas revenir ? Pouvait-elle être aussi idiote ?

Il n'était pas encore sorti, comme s'il attendait - comme s'il savait - qu'elle tenterait par tous les moyens de négocier ... Opaline soupira. Pour la troisième fois, il lui faudrait mettre sa fierté de côté. Baissant la tête et fixant obstinément ses bottines, elle laissa ses cheveux venir cacher son visage de sorte qu'en aucune façon on ne remarque son embarras.

« Pour toi, mes actes peuvent sembler stupides mais pour moi, ils sont plutôt de nature désespérée, » mentit-elle péniblement, d'une voix douce mais brisée, « tu es bien placé pour le savoir, les Lames de tout le pays sont désorganisées, bien trop occupées à essayer de remettre de l'ordre un peu partout. Les actes de vandalismes, et autres crimes, s'entassent et plus personne n'a le temps d'émettre des avis de recherche. C'est peut-être extrême pour toi, se faire mettre en prison pour récupérer 149 lieutons, mais tu ne peux pas comprendre. Tu as un salaire fixe, et probablement celui-ci s'est vu être revu à la hausse puisque tu copines avec la reine. Tout le monde n'a pas la sécurité de l'emploi, et j'ai du personnel à payer. Et les contrats d'éventuels commanditaires, tu me diras ? Ca paie bien, et ça afflue en ce moment, il est vrai. Mais je ne suis pas vénale au point de malmener, ou tuer des innocents parce que leurs croyances dérangent. »

Très enjolivé, c'était la vérité qui l'avait amenée jusqu'à la capitale. Qu'il s'agisse d'un mensonge ... elle venait seulement de le découvrir quand il s'apprêtait à la laisser à son sort.

Ses mots semblaient avoir eu gain de cause car, même si elle ne pouvait rien voir restée ainsi dans sa position de fixation de bottines et cachée par ses cheveux, elle n'entendit pas la porte de métal s'ouvrir, ni même d'autres mouvements de la part de Lucien. Elle n'entendit qu'un soupir, après un temps appréciable, puis des bruits de pas venant en sa direction. Levant les yeux, elle découvrit Lucien devant sa cellule qui l'observait fixement. Il lui présenta alors des excuses, ponctuée d'une précision qui déplut à la jeune femme. 149 lieutons n'était très certainement pas le prix de tout ce qu'elle avait consommé ce jour-là à la taverne, il ne fallait pas exagérer. Et peut-être était-il de son droit de se faire rembourser, mais elle restait persuadée qu'il s'était mis dans les poches une petite somme rondelette provenant de cette prime. Une cinquantaine de lieutons, peut-être ? Toujours était-il qu'Opaline pouvait se ragaillardir s'il en était. Lucien s'était excusé. Mais excusé pour quoi, au juste ? De lui avoir chouravé un bout de la prime sous le prétexte que c'était de bonne guerre ? De l'avoir laissée sans un adieu digne de ce nom ? De lui avoir fait croire qu'elle allait passer la journée et la nuit dans ces geôles ? Ce n'était pas très clair, mais elle s'en formalisa : pour l'heure, le principal était qu'elle puisse sortir d'ici, prestement.

Lucien semblait réfléchir longuement, et la vornoise se demanda s'il n'était pas en train de faire durer le plaisir. Patiente, elle serra les mâchoires, néanmoins. Puis, une idée vint soudainement éclairer son visage qu'il énonça en commençant par une très mauvaise nouvelle : il n'était pas assez influent que pour la sortir de là dans l'immédiat. Mais dans quel pétrin elle s'était fourrée, par les deux dieux ?
Le visage d'Opaline, qui jusqu'ici transpirait l'espoir de se voir être libre à nouveau, retrouva son masque de marbre et d'impassibilité. Travailler pour la reine ? Et sous les ordres de Lucien ? Elle ? Le Limier Blanc ? Mais ... sérieusement ??!!
A cette idée, la jeune femme pouffa d'un rire cynique. Et en plus, elle devrait probablement faire des excuses ? Des excuses pour quoi ? Ce n'était que des propos avinés, la reine devait très certainement avoir l'habitude maintenant, surtout dans ce climat de toutes les tensions ...

La Lame l'abandonna quelques instants, sans doute pour qu'elle réfléchisse à sa proposition. Avait-elle seulement le choix ? Si elle ne voulait pas passer le reste de ses jours enfermée, ou pire, terminer à Vissomort ... Il lui faudrait bien plier de l'échine. Encore.
Travailler pour la reine, hein ? Quel impact cela aurait sur sa réputation, et même sur celle de la reine quand on y songeait bien ? Elle doutait sincèrement que la couronne souhaitait être mêlée au Limier Blanc, ou en tout cas, ferait tout pour cacher cette information. Quant à elle, si on venait à murmurer qu'Opaline agissait sous le couvert de la reine, jamais plus elle ne parviendrait à capturer qui que ce soit. Ses proies mais aussi l'entourage de ceux qu'elle mettait aux fers auraient désormais quelqu'un vers qui se tourner pour se plaindre de ses agissements, et elle se devrait de continuer son métier de chasseuse de prime les mains entravées.
Et puis ... même si l'idée d'accompagner une fois encore Lucien lui plaisait beaucoup, devoir obéir à ses ordres n'était même pas envisageable. Opaline n'obéissait qu'à elle seule, ainsi qu'à ses désirs. De plus, cela voudrait dire qu'elle devrait se contenter de cette situation pour encore un bon moment, où elle était en position de faiblesse, pour ne pas dire, de soumise. Aurait-elle seulement la force d'endurer ça ?

Quand Lucien revint dans la prison, c'était en arborant ce large sourire qu'elle aimait à le voir faire, en faisant tinter joyeusement les clés de sa cellule et en lui apportant des vivres qu'il réapparut dans son champ de vision. Il pénétra à l'intérieur, et se pencha vers elle pour lui ôter les menottes. Dans un réflexe dont elle n'eut pas la moindre conscience, elle l'observa davantage, d'aussi près. C'était une vision dont elle ne se lassait pas, sans oublier que rares étaient les fois où elle pouvait se targuer d'avoir été aussi proche de lui. Détournant le regard en se rendant compte qu'elle le regardait avec insistance, elle se maudit une fois encore de ses réactions embarrassées - et embarrassantes. Au nom de Naâme, pourquoi se sentait-elle aussi troublée à chaque fois ?!

Les poignets libérés, elle baissa les bras avec lenteur, ses épaules si douloureuses qu'elle en grimaça. Elle put détendre ses muscles tandis qu'elle le remerciait d'un signe de tête fier.

« J'en pense que je n'ai pas le choix si je ne veux pas moisir ici le reste de mes jours ... », répondit-elle avec mauvaise humeur en empoignant à deux mains le morceau de pain dans lequel elle planta ses canines.

Tristement, elle perdit son regard dans le néant. Lucien était décidément quelqu'un de dangereux, sans qu'elle ne comprit pourquoi, exactement. Depuis qu'elle l'avait rencontré, pas une fois elle n'était parvenue à garder sa place de dominante. Depuis qu'elle l'avait rencontré, elle s'était retrouvée dans des situations dans lesquelles, seule, elle ne se serait jamais retrouvée. Pourtant, même si son intelligence n'était que le reflet d'une expérience militaire, il ne lui semblait pas être à ce point fourbe pour la placer volontairement dans ces situations. Non, elle y parvenait très bien seule, devait-elle admettre amèrement. Quand il s'agissait de lui, on eut dit qu'elle perdait toute raison logique, toute réflexion, toute capacité à apprécier les conséquences de ses actes. La preuve en était qu'elle était enfermée ... Lucien n'était pas dangereux, mais éveillait en elle un sentiment qui la changeait. Et elle détestait ça.

« Es-tu seulement en mesure de me proposer pareille chose ? » questionna-t-elle après quelques bouchées.  « Je doute très fortement que la reine veuille s'associer avec moi, ou même ne fut-ce qu'avoir affaire avec moi. Et je vais te dire, c'est entièrement réciproque. Ma réputation entachera d'emblée les modestes escarpins de son Altesse, et mon travail en en pâtira par la suite. Je doute donc qu'elle laissera des traces écrites si cette collaboration venait à voir le jour. Adieu toute envie d'être payée, c'est certain. »

S'adossant de nouveau contre les barreaux, elle soupira longuement ... et faussement.

« Quant à travailler pour toi ... je suppose que si j'ai survécu une première fois, je peux aisément m'en sortir à nouveau », lança-t-elle avec beaucoup d'ironie dans la voix, « du moins, si je ne termine pas à nouveau à l'infirmerie ... »

Bon enfant, elle rit joyeusement. Non pas au souvenir, mais bien au fait que pour une fois, elle n'avait pas menti. Son naturel aurait pu l'amener à mettre sur le dos de Lucien le fait qu'elle ait été blessée, et le porter pour responsable mais tout au contraire, et avec une facilité étonnante pour une menteuse née comme elle, elle avait assumé son erreur.

« En quoi consiste ta mission, exactement ? » interrogea-t-elle en le fixant sérieusement de ses grands yeux rouges.

Lucien rectifia en parlant au pluriel avant qu'ils ne soient interrompus par un garde soucieux de s'assurer qu'elle était toujours en lieu et place. Il rouspéta et l'envoya paître, ce qui fit sourire discrètement Opaline. Ainsi, il avait demandé à ce qu'ils soient seuls ? Pourtant, aux grands dieux ils n'avaient rien d'extraordinaire à se dire qui nécessitait d'éloigner toute oreille indiscrète ... Avait-il d'autres raisons plus personnelles pour avoir demandé à ne pas être dérangé ?

Tout ce qui lui expliqua ensuite lui passa très largement au-dessus de la tête. Des fanatiques, des membres influents des deux religions, débat avec la reine, finir à l'infirmerie, sacrifice, mission secrète, papier officiel. Tout ça n'avait pas le moindre sens pour l'albinos qui l'écoutait distraitement. Tout ce qu'elle pouvait retenir c'était que si elle acceptait, elle n'était pas prête de quitter tout de suite Albatra ... Ce qui voulait dire des semaines sans le moindre lieuton. En quoi c'était un bon plan, ça ?!
... La réponse était évidente : c'était un bon plan car au moins, elle serait libre et sans charges retenues contre elle. Quant à l'absence de sa rémunération, eh bien, elle pouvait supposer que c'était là sa punition ... Les affaires allaient très mal aller. Sauf si ...

« C'est très généreux de ta part », commenta-t-elle en déposant sa miche de pain, rassasiée. « et il me tarde de collaborer à nouveau avec toi. Cependant ... »

Elle laissa volontairement sa phrase en suspend, et prit une mine attristée.

« ... et même si je te suis extrêmement reconnaissante pour tes efforts pour me faire sortir d'ici sans trop de casse, cela ne changera rien à ma situation pécuniaire précaire. Je vais t'assister pendant des semaines, des mois peut-être, sans le moindre lieuton. Tu me diras, je suis chasseuse de primes, la meilleure dans mon domaine, les demandes affluent. Mais non. Comme je te le disais, le travail se fait rare. Et si tant est que les Lames de Saphir reçoivent des avis de recherche, ils les confient à d'autres moins efficaces que je le suis et beaucoup plus frileux. On me confierait n'importe quoi dans les prochains mois, j'accepterai bien volontiers pour rentrer dans mes frais ... mais ... au vu de ma condition ... »

Opaline n'acheva pas sa phrase, elle n'en avait pas besoin. Son physique parlait pour elle, et si elle ne le lui avait pas dit, il devait bien se douter qu'elle subissait une grande discrimination en raison de sa peau pâle, ses cheveux blancs, ses yeux rouges et sa réputation de monstre ...
Levant à présent des yeux très légèrement humides vers Lucien, elle ramena ses jambes contre elle qu'elle entoura de ses bras, position de fragilité et d'innocence.

« Crois-tu pouvoir leur en toucher un mot ? Je ne veux évidemment pas abuser de ta bonté ni de ton autorité auprès des Lames, mais cela me serait salutaire que de me voir attribuer du travail une fois tes missions achevées ... »

Puis, pour appuyer sa demande, elle se risqua à poser une main délicate sur son avant-bras, caressant doucement le tissu pour faire appel à sa sensibilité et son sens de la noblesse. C'était un geste qu'elle se refusait à faire, mais s'y adonnait dans les cas extrêmes où elle devait faire appel au peu de charme dont elle pouvait faire preuve. Aujourd'hui, c'était le cas. Il ne lui restait plus qu'à espérer qu'elle gagnerait au moins sur ce tableau.

À l'effleurement des doigts de la Lame de Saphir contre le dos de sa main, tout le corps d'Opaline s'en vit être électrisé, une douce chaleur se répandant dans tout son être. Étonnée et curieuse de ce contact pour le moins inattendu, elle ancra intensément ses yeux dans les siens, laissant planer un silence couplé d'une tension tangible que ni l'un ni l'autre ne semblait vouloir interrompre.
Il la quitta sur une promesse, et la laissa seule avec sa solitude, et le regret que cet instant déroutant qu'ils avaient partagé n'avait été que sommaire.

Le Limier Blanc avait regardé la clé de sa liberté s'en aller et passer la porte des geôles royales, et s'était tournée vers celle-ci pour en fixer les gonds. Combien de temps n'avait-elle pas bougé, scrutant le battant et écoutant les moindres mouvements provenant de l'extérieur, sursautant à chaque foulée qui était susceptible de lui appartenir ? Elle n'aurait su le dire. Le temps s'égrainait, et chaque inspiration lui était de plus en plus difficile et douloureuse en quelque sorte. Chaque espoir déçu lui lacérait les entrailles, et elle était bien trop troublée pour mettre de l'ordre dans le chaos de ses pensées et réfléchir à toutes les émotions qui l'assaillaient.

Quand enfin la porte s'ouvrit, une joie indescriptible prit d'assaut son cœur qui semblait vouloir faire un tour sur lui-même dans sa poitrine. Joie qui s'affichait sans filtre sur ses lèvres étirées en un sourire qu'elle tenta au mieux de dissimuler. Mais, à son allure conquérante et vaniteuse, elle reprit ses esprits et retrouva son indéfectible impassibilité. Tel un coq fier de lui, il pavanait devant sa cellule, gloussant de sa victoire. Opaline fronça les sourcils : son arrogance empruntée aux Lames lui hérissait toujours autant le poil. Il lui narrait son entretien d'avec la reine, avec l'engouement et la verve d'un héraut, et, après qu'il eut enfoncé dans la serrure la clé libératrice, elle n'eut d'autre choix que de déposer sa main dans la sienne pour se relever. Pourtant, d'ordinaire, elle n'était guère sensible aux gestes attentionnés motivés par une galanterie inutile et d'un autre temps. Après tout, elle n'avait rien d'une dame, ni d'une noble. Retrouvant le contact avec sa main, elle essaya de noter tous les petits détails qu'elle pourrait trouver. Comme la douceur de ses doigts qui se refermaient sur les siens avec diligence, la paisible chaleur qui s'en dégageait, la force appliquée pour lui apporter son soutien. C'était assurément une main d'homme, sculptée par des années de rudes exercices à l'épée, mais aussi un instrument capable de lui susciter une envie qu'elle ne comprenait pas. Un désir d'être plus franchement touchée par elle. Se rendant compte qu'elle perdait totalement le contrôle de ses pensées, elle lâcha immédiatement prise.

Comme il avait presque exigé rétribution après s'être targué d'avoir gagné sur tous les fronts avec la reine Ariane, Opaline devait de reconnaître qu'il avait maintenu parole, et avait tout fait pour la sortir de là. Non pas qu'elle ne l'en aurait cru incapable, après tout, c'était justement parce qu'elle était certaine de ne rien craindre s'il intervenait qu'elle s'était fourrée dans un tel pétrin. Mais elle aurait cru qu'un désir de revanche ne lui fasse pas tenir parole. Passant à côté de lui pour sortir de sa cellule, elle marqua un temps d'arrêt où elle nota rapidement le soin tout particulier qu'il avait pris pour être impeccable. Cheveux coiffés, joues parfaitement rasées et rafraîchies, uniforme rutilant. Difficile de savoir si un tel soin avait été exigé par la reine, ou bien, s'il l'avait apporté uniquement pour réapparaître victorieux dans la prison. Toujours était-il que fugacement, l'idée de le remercier d'un frôlement de lèvres contre sa joue s'imposa à elle, avant d'être effacée par le seul obstacle qu'était leur différence gênante de taille.

Lucien interrompit toute autre forme de réflexion, en lui proposant de la guider vers ses appartements dans le domaine de la reine, afin qu'elle puisse, elle-aussi, retrouver une fraîcheur que les effluves de la taverne - et son alcool -  et l'humidité des geôles avaient altérée. Pour toute réponse, elle hocha de la tête, gardant ses lèvres scellées et attendant qu'il ouvre la marche. Désormais son obligée, et avec un mécontentement subtilement dissimulé, elle se contenta de le suivre et de prendre le chemin vers la porte. Mais avant de jouir d'une liberté retrouvée, au moment de croiser les deux gardes dont elle avait fait saigner les oreilles par ses chansons paillardes, elle fit un clin d’œil à l'un, et envoya de sa main un baiser volant à l'autre, s'amusant de leur soudaine raideur dégoûtée.

Le fantôme du Gravorn marcha avec peine dans les grandes enjambées de sa Lame bienfaitrice, tandis qu'un soleil de plomb frappait déjà la capitale. Midi s'approchait à grand pas, et Opaline grogna à ces brûlures astrales sur sa peau qui en rougissait déjà. Ils grimpèrent les quelques marches, et la vornoise eut un instant d'hésitation. Était-ce véritablement une bonne chose que de pénétrer dans le palais ? Là n'était pas sa place. Mais Lucien avançait toujours d'un pas décidé, presque trop enjoué, passant parfois plusieurs marches. Une fois arrivée devant l'entrée, des gardes en barrèrent aussitôt l'accès dès qu'Opaline s'approcha.

- Halte ! Faites demi-tour ! gronda un des hommes.
« Je suis avec lui », désigna-t-elle de l'index Lucien qui était déjà passé.
- Aucune importance, les ordres sont les ordres. Nul ne passe sans l'autorisation royale.

Évidemment. À quoi s'était-elle attendue ? Elle avait insulté et menacé la famille royale au complet. On n'allait pas gentiment l'accueillir à même le domaine royal dès sa libération sous conditions ... Et même si elle n'était pas une criminelle, temporairement comme dans ce cas-ci, elle savait qu'une personne de son genre ne serait jamais la bienvenue à la cour.

Soupirant, elle ne prit même pas la peine de jeter le moindre regard lourd de reproches à ces hommes qui ne faisaient qu'obéir aux ordres, et tourna les talons. Il ne lui restait plus qu'à se trouver une chambre dans une auberge, pouvait-elle supposer.  

« Me voilà bien ennuyée », commenta-t-elle haut et fort pour que Lucien l'entende. « Retrouvons-nous sur la place de l'exaltation ! J'ai grand besoin d'un bain ... et de me protéger de ce soleil qui me carbonise comme on grille un steak de bœuf ... »

Elle descendit deux marches à peine avant de se retourner, troublée par une phrase de Lucien dont elle semblait seulement maintenant comprendre tout l'impact.

« Maintenant que j'y pense, tu as mentionné en prison que tu te devais de toujours avoir un œil sur moi, même de nuit. Cela ne voulait pas dire que nous allions ... dormir ensemble, n'est-ce pas ? Hors de question que je partage une chambre avec un homme, et encore moins mon lit ! »

Sans doute n'aurait-elle pas du parler aussi fort sur ce dernier point, car les gardes, ayant repris leur position initiale, se jetèrent des regards dubitatifs l'un envers l'autre, avant d'admonester à la Lame de bêtes sourires goguenards.

La Lame de Saphir revint assez vite sur ses pas, et la rejoignit en quelques enjambées : rien ne pressait, elle l'avait attendu. A la mention qu'il s'agissait expressément d'un ordre royal qu'ils passent nuits et jours ensemble, Opaline serra les mâchoires et grinça presque des dents. Elle ne pouvait pas y faire grand chose, et au vu de sa situation déjà précaire, il ne serait pas de bon ton d'énerver davantage son Altesse, alors même qu'elle lui avait fait la grâce de la sortir de prison. Elle n'aimait guère être ainsi privée de sa liberté, en définitive, elle avait quitté la prison pour être coincée dans une autre.

Elle ne releva pas la boutade concernant sa virginité. Elle savait qu'elle ne risquait rien, il était bien trop noble, trop chevaleresque pour tenter quoi que ce soit. Et quand bien même elle venait à se tromper, elle pourrait aisément se défendre, elle l'avait déjà fait auparavant dans une pareille situation compromettante. Et puis, il ne fallait pas qu'elle se leurre : son état aurait bien vite fait de le dissuader de toute tentative. En silence, elle accepta son sort en contraignant son esprit à ne pas s'emballer dans diverses suggestions honteuses. Ils allaient collaborer une fois encore. Pour le travail. Pour la reine. Pour les Trois-Lieux. Rien de plus, rien de moins. Elle n'avait rien à craindre, ni à espérer.

Lucien passa devant et la guida à travers la capitale. Le Limier Blanc ne connaissait pas Albatra comme sa poche, c'était certain, mais il lui semblait bien qu'ils prenaient tous les deux des chemins tortueux, et des détours inutiles pour se rendre dans l'auberge du choix de la Lame. Après une longue traversée, la réalité la frappa : la moindre ruelle, le moindre quartier parcouru était assombri par les hauts toits des maisonnées. La faisait-il marcher plus longuement afin qu'elle soit moins incommodée par le soleil ?

Opaline sourit. Oui. C'était bien son genre. Cela n'avait été qu'un petit détail, une simple réflexion exprimant son inconfort avec agacement, pourtant, il l'avait relevé et en avait tenu compte. Une délicate attention qui eut le mérite de l'attendrir bien plus qu'elle ne l'aurait voulu, mais qu'elle ne pouvait que mettre sur le compte de sa charité.
Elle l'écouta silencieusement lui narrer ses anecdotes burlesques, qui n'avait pour but que de tuer le silence. Elle n'avait pas l'habitude de voyager accompagnée, et encore moins d'entendre autant de bavardages dans son oreille. Elle aurait cru aisément en être irritée, mais c'était tout l'inverse. Elle aimait qu'il lui parle. Qu'il lui raconte sa vie, son passé, ses faits héroïques. Sa voix fanfaronnante, bien que grave, lui était agréable.

Quand il se tut, ce fut parce qu'ils étaient arrivés à bon port, et qu'ils s'en allaient à l'étage prendre possession de la chambre qu'ils avaient retenue. La pièce était modeste, pas le grand luxe - elle était habituée à mieux - mais tout le nécessaire était présent. Tandis que son regard se perdait sur le malheureux lit trop peu large pour qu'ils y tiennent à deux avec une distance raisonnable les séparant, Lucien lui annonça devoir repartir prestement et l'invita à se rafraîchir et s'apprêter. Elle ignorait totalement ce pour quoi elle devait s'apprêter, il ne lui avait rien dit de leur première mission, ni quand ils allaient la débuter. Alors, pour toute réponse, elle hocha de la tête et le vit sortir.

Le silence retomba, et Opaline se retrouva seule. Rien que le simple fait qu'il lui demande de ne pas s'éclipser, fit naître la possibilité qu'elle puisse le planter là, mais elle la rejeta aussitôt. Bien plus que pour la reine, elle n'était pas venue jusqu'ici sans raison. Et elle ne partirait pas sans ses lieutons.
Décidée à profiter de ce laps de temps pour ôter toute l'odeur désagréable qu'elle devait dégager, elle déposa ses affaires et farfouilla à l'intérieur pour en extirper une tenue plus légère et moins tape-à-l’œil que sa combinaison près du corps en cuir. Elle déboutonna son corset tout en jetant un œil au baquet qu'une employée vint remplir d'eau chaude au moment où elle dévoilait tout son corps nu à ses yeux. Sans aucune gêne d'être ainsi exposée, elle pénétra dans l'eau non sans retenir un soupir : la température était un peu trop élevée à son goût, mais elle n'était pas celle qui allait se plaindre. Reniflant le contenu d'une fiole amenée parmi tant d'autres par cette même jeune fille, Opaline opta pour s'enduire la peau d'une huile parfumée aux senteurs de violette, une fois lavée.

Baignant dans son jus, le Limier Blanc se prélassa longuement, commandant à ce qu'on lui amène un plateau garni de pain, de fruits et de viande séchée, s'interrogeant sur la durée de son séjour ici. Nul doute, elle était collée à Lucien jusqu'à ce qu'il la libère de ses obligations, et il n'y avait aucune certitude qu'ils en aient terminé rapidement avec tous ces mystères royaux. De plus, il lui faudrait ruser pour parvenir à ses fins ...
Pour l'heure, elle ne pouvait rien faire d'autre qu'obéir sagement, et grand Naâme qu'elle détestait ça. Soupirant longuement, elle enfouit sa tête sous l'eau, croisant les bras sur sa poitrine.
Quand elle émergea de nouveau, ce fut pour user de cette huile qu'elle passa sur l'ensemble de son corps. Elle n'était pourtant pas coquette, elle ne savait d'ailleurs pas vraiment pourquoi elle s'autorisait à s'apprêter de la sorte.

Opaline sortit du baquet, remarqua que l'employée avait apporté son plateau et l'avait déposé sur un guéridon proche du lit - sans doute quand elle était sous l'eau - , et se saisit à peine d'une serviette quand Lucien déboula dans la pièce sans prendre la peine de frapper, ni de vérifier qu'elle était décente. Elle l'observa se mouvoir, s'installer et prendre ses aises, totalement tétanisée, les yeux écarquillés par l'étonnement. Lucien interrompit le fil de son discours, se rendant compte du silence lourd qui s'était imposé de lui-même. Il la découvrait, certes l'essentiel de son intimité caché par la serviette mais tout de même, entièrement nue. Là encore, son corps ne lui obéit pas plus, alors que toute jouvencelle aurait crié ou tenté de protéger sa vertu en filant dans la salle de bain, ou se cachant derrière une armoire, le Limier Blanc n'était pas de ce genre. Même si l'expérience ne l'avait jamais menée jusqu'à un tel point, où elle se retrouvait aussi vulnérable et dénudée face à un homme, elle n'en était pas choquée pour autant. Ce n'est que lorsque leurs regards se croisèrent qu'elle se sentit retrouver toute sa mobilité, et ne put que s'amuser de le voir ... rougir ?!

Il entama une phrase qu'il n'acheva pas, trop troublé semblait-il. Cela renforça considérablement son amusement, d'autant qu'il semblait bien ne pas vouloir détourner ses yeux d'elle ...

« Tes yeux trouvent-ils leur bonheur ? », demanda-t-elle avec un ton empreint de sévérité, arquant un sourcil, alors qu'un sourire amusé déjà apparaissait sur ses lèvres.

Elle lui tourna alors le dos, lui offrant pleine vue sur ses hanches et ses fesses, laissant tomber la serviette au sol, avant de s'approcher de son sac posé sur une chaise duquel elle se saisit d'une tunique de lin beige qu'elle enfila.

« Se peut-il que le grand Lucien, cette Lame si brave et aux actes si héroïques qu'il en est connu dans toute la capitale, soit perturbé par le Fantôme du Gravorn ? », railla-t-elle d'une voix chantante.

La boutade était seulement là pour souligner qu'elle avait remarqué son empourprement - et s'en amuser -, mais elle devait avouer qu'elle se sentait partagée. Elle avait autant envie de se rapprocher de lui, que de le repousser. Et cette dichotomie la laissa pantoise quelques instants.
Fermant un dernier bouton à cette chemise de lin qui ne cachait pas grand chose de ses formes et qui s'arrêtait bien trop bas, elle s'appuya contre le guéridon, face à Lucien, et saisit entre deux longs doigts un raisin. L'occasion était trop belle pour ne pas s'en saisir. S'il mordait à l'hameçon, s'il était aussi faible qu'elle le pensait face à la chair, alors, il ne lui suffisait que d'un peu de charme et de vin pour engourdir ses sens ... et s'emparer de sa bourse avant de filer droit vers Borderoc.
 
« Viens donc manger, si tu es affamé ... », susurra-t-elle presque.

Le fruit fut porté à ses lèvres, qui se refermèrent sur tout le pourtour, formant un cœur. Consciente que ce geste, mainte fois utilisé par les serveuses de la Pie Écarlate pour séduire et pousser à la consommation, allait faire son petit effet, elle appuya davantage sur cette corde sensible en jetant un regard enfiévré et lourd de sens à son acolyte.
Elle se sentait électrisée par la situation, elle se sentait joueuse, elle se sentait conquérante, elle se sentait immensément sadique. Elle aimait toutes ces sensations, et l'attente de voir ses réactions hypothétiques lui donnait l'impression que son bas-ventre fourmillait de mille-et-unes façons différentes.

La morsure de l'excitation tirailla davantage son ventre quand Lucien abandonna ses affaires et quitta le lit pour marcher vers elle, avec la lenteur d'un veilleur tout prêt à se jeter sur sa proie. Il se rapprocha dangereusement d'elle mais Opaline ne réagit en rien. Complexes étaient ses émotions, et chaotiques étaient ses pensées. Elle était toujours tiraillée entre l'envie qu'il succombe à son invitation à peine voilée afin de lui soutirer ce qu'elle voulait vraiment, et l'envie qu'au contraire il se tienne de marbre face à elle, comme le parfait héros galant qu'il clamait être.

Lucien s'avança davantage si cela était encore possible, et l'emprisonna contre lui d'une simple main posée sur le guéridon derrière elle. Opaline sourit. Il semblait bien que l'homme aimait à toujours s'imposer sur elle, alors, n'en menant pourtant pas large, elle leva le visage vers lui, le regard plein de défis. Hors de question qu'elle lui donne la satisfaction d'admettre que la situation actuelle, autant excitante qu'embarrassante, la troublait quelque peu. Ils étaient si proches l'un de l'autre à présent que la vornoise pouvait entendre son palpitant battre à ses oreilles, à moins qu'il ne s'agissait de celui de son partenaire de mission ?

Le Limier Blanc fut profondément touchée par ce que Lucien venait de lui confesser, dans un premier temps. Il admettait qu'elle ne le laissait pas indifférent, et qui plus est, que ses courbes féminines n'en étaient pas seules responsables. Pour un peu, il sous-entendait presque qu'il y avait autre chose caché derrière ce désir qu'il mentionnait. Une attraction de leurs caractères franchement opposés ? Une étrange et inexplicable similarité entre eux ? Des sentiments plus profonds ? Quoi qu'il en fut, Opaline rejeta tout bonnement ces théories aussi farfelues les unes que les autres. Évidemment qu'il ne s'agissait que du désir de la chair ! Ils ne se connaissaient pas assez bien pour qu'autre chose se soit développé entre temps. Et puis, elle ne perdait pas de vue que personne ne s'intéressait jamais à elle la véritable Opaline, l'être derrière la réputation, la femme derrière cette apparence monstrueuse. Ce n'était pas aujourd'hui que cela allait changer.

Elle avait la réplique toute faite. Elle pouvait se montrer cinglante, en lui rétorquant qu'il était tout bonnement impossible pour la Lame de l'envisager autrement que comme objet de plaisir, et qu'elle n'était pas assez idiote pour ne pas s'en rendre compte. Mais elle n'en dit strictement rien. Elle continuait de planter son regard rougeoyant dans le sien, le corps entièrement paralysé. Si sa raison lui commandait de s'extraire fissa de cette situation, il semblait bien que tout son être apprécie ce contact doux et chaud qui pesait sur elle.
Quand une seconde large main vint effleurer le bas de ses reins et remonter jusqu'au creux de son dos, elle en frissonna de délice et se surpris à se presser davantage contre lui, les boutons de sa chemise s'imprimant sur sa peau, soupirant de contentement.

Puis, alors qu'elle se perdait littéralement dans ses yeux, les lèvres de Lucien fondirent s'emparer délicatement des siennes. Prise par surprise, elle leva les bras et déposa ses mains contre lui, se préparant à le repousser mais ... la force ne lui vint jamais. L'une des rares fois où elle avait laissé quelqu'un se rapprocher d'elle à ce point, seuls son cou et ses clavicules avaient été pris d'assaut pour une bouche avide et elle s'en était débarrassé assez rapidement. Ici, elle n'en avait pas envie. Là où d'ordinaire, elle aurait pu être dégoûtée de se voir être touchée de la sorte par un quidam, Lucien éveillait en elle absolument tout sauf du dégoût, ou même de la colère. Il semblait bien que la belle se rendait compte qu'il puisse exister sur cette terre quelqu'un dont elle rêvait secrètement d'être entourée par des bras réconfortants.

Ils se séparèrent quelques instants, assez pour que Lucien s'assure que le désir qu'il ressentait était réciproque, avant de prendre un autre raisin qui fit office de prétexte à un nouvel et impudique baiser, sans toutefois lui laisser le temps de répondre. Plus franc, plus assuré, plus intime, Lucien lui montrait avec quelle force il la voulait, si bien qu'Opaline fit taire sa raison qui hurlait de s'enfuir, dans un réflexe de préservation. Les doigts blancs de la vornoise, toujours contre la Lame de Saphir, se crispèrent et saisirent sa chemise comme pour l'attirer davantage contre elle. Coopérative, sa langue se prêta bien volontiers à ce petit jeu, cherchant le contact avec son homologue, ou caressant de la pointe les lèvres opposées. Ses mains bougèrent, encourageantes, et passèrent sous le haut de Lucien, effleurant à peine sa peau mais devinant les muscles dessinés et dissimulés dessous.

Opaline appliqua une force certaine contre le torse de Lucien, le poussant peu à peu, les forçant à rompre l'échange. Les yeux enflammés, les joues roses et le souffle court, elle le poussa doucement à reculons, le guidant jusqu'au lit où, d'une ultime poussée, elle l'obligea à s'asseoir sur le bord. Sans attendre et sans prendre le temps de réfléchir, elle jeta à terre toutes les affaires amassées par la Lame, repérant rapidement chaque objet, puis, lascivement, elle se glissa sur Lucien. S'installant à califourchon sur ses cuisses, elle se blottit ensuite contre lui, s'assurant de l'intense contact avec sa poitrine comprimée.

« J'imagine que ta reine attendra ... », dit-elle faiblement avant d'aller déposer sa bouche dans son cou, mordillant, suçant doucement sa peau et s'acharnant de ses doigts sur ce haut dont elle aurait bien aimé qu'il se débarrasse.

Si elle était affamée, hein ? Elle le devenait ...