[23 de Dollune 1099] Les vénérables

Les mains accrochées aux troncs et le buste en avant, il porta le regard au sommet de la pente rèche. Il considéra un moment le chemin qu'il lui restait à faire, celui qu'il avait fait et, d'un coup d'oeil entre les branches enlacées des arbres qui semblaient s'entraîder pour ne pas tomber, il tenta d'estimer le temps qu'il avait pu passer à marcher et celui qu'il mettrait à revenir une fois qu'il serait arrivé au bout. Solin se rendrait forcément compte de son départ avant même qu'il n'ait entamé de redescendre : le sentier était maintenant invisible, bouffé par les racines sorties de terre et les pousses que le pas des hommes et de leurs bêtes n'avaient pas délogé.

Bien que le chemin qu'il empruntait lui demandât un certain effort qu'il était chaque année un peu moins à-même de fournir, et la récompense au sommet jamais plus sûre, il appréciait de se reprendre pour un makicore dans ces sous-bois escarpés comme jadis plus jeune livré à lui-même dans les marais — d'alors, il lui fallait se prendre pour une bête pour avoir ce qu'il faut de courage sans déjà perdre la tête au travers les encombres.

Il faisait déjà jour et il ne le découvrit qu'une fois le plateau atteint. Il sortit de la ceinture de végétation qui habillait le ravin comme un rescapé de naufrage : derrière lui il laissa les débris de nuit éternellement coincés dans le bosquet dense, le muscle endolori et le front moite. Avant même de s'autoriser à boire, il traina de la patte sur quelques foulées, le pied dans une herbe improbablement verte, bonne pour la pâture, et laissa tomber à terre ses affaires devant des lignes d'arbres plus improbablement droites, régulièrement espacées et dont la nature ne souffrait d'aucune erreur. Il s'empressa d'approcher un tronc pour reconnaître dessus un marquage cicatrisé dans l'écorce, seule distinction visible peut-être sur tout l'ensemble de ce verger sans fruits planté par la main perfectionniste de l'homme.

C'est son secret et chaque année, depuis qu'il bat la campagne et sitôt que la route le lui permet, il profite de lui rendre visite. Il lui parle, une fois sa pipe coincée dans les dents, fait le tour des différents seaux plantés dans le tronc de chacun de ces vénérables, les prend un-à-un dans ses bras… chantonne pour eux et entame de vérifier sa récolte.

Elie était perchée sur la branche d’un arbre et profitait de quelques minutes de calme et de répit. Allongée sur toute la longueur, l’un de ses pieds pendait dans le vide. Cela devait déjà bien faire une petite heure qu’elle était là sûrement. Lorkan avait été vague et distant sur ses consignes. Il voulait juste qu’elle fasse sa vie de son côté pour la journée. 

Elle plongea son regard dans le puzzle de feuilles et de rayons de soleil perçants qui se présentait juste sous son nez. Elle s’y perdit quelques instants. Des volutes de poussière montaient un ballet sauvage dans cette douce lumière de petit matin. En fait elle n’était même pas vraiment là et ne portait qu’une demi-attention à cette vue à la fois simple et délicate. C’était un de ces moments où son esprit vagabonde et où le flot de ses pensées est habité.

Elle réfléchissait … Ou se posait des questions, plus exactement. N’était-il pas étrange que Lorkan lui laisse autant de libertés alors qu’ils étaient dans cette forêt peu familière ?… Il prétextait que c’était pour “couvrir un plus large champ”, et donc rapporter plus de proies… Mais que faisaient-ils ici en premier lieu ? 

En soi, ce n’était pas un problème pour la jeune femme que d’être un peu seule. C’était même plutôt agréable. Cela lui permettait de se faire un peu plus confiance. Même si à vrai dire...

Elle se redressa. Sa nuque était endolorie, ainsi que l’avant-bras sur lequel elle avait appuyé sa tête. 

Elle fit un rapide tour d’horizon. Les bois étaient calmes. Elle prit le temps d’apprécier un bref instant ce petit concert de bruits naturels plus ou moins imposants. Des chants d’oiseaux, des bruits de bois qui s’étire…

À vrai dire… Elie se sentait un peu seule aussi et, si elle devait être parfaitement honnête avec elle-même, malgré tous les apprentissages de son mentor, et les multiples péripéties qu’elle avait pu vivre, elle n’était jamais vraiment rassurée dans un milieu inconnu. 

*Bon …*

Elle se motiva. Ce n’était pas en restant juste bien tranquillement logée dans des bras végétaux qu’elle remplirait sa journée, ni ses poches, ni même son ventre. 

Elle descendit de sa cachette improvisée aussi facilement qu’elle y était parvenu. Elle fit comme d’après une manie bien ancrée un rapide contrôle de l’état de son arc et de son carquois. 

Après cette vérification la chasseuse se mit en marche. Elle ne savait pas trop par où aller, et par conséquent s’en remettait comme souvent entièrement à son instinct. Elle continuait de remuer ses pensées, mais celles-ci se faisaient plus lointaines, comme des échos, alors que cette fois la majeure part de sa capacité de concentration était utilisée à se créer des repères afin de ne pas se perdre. 

Avançant bon an mal an, elle arriva près d’arbres qui ne semblaient pas avoir une place très… naturelle dans ce décor. On aurait dit une portion de forêt plus travaillée. Elle resta aux aguets. Plus loin, elle entendit des pas, à la fois discrets et ... arythmiques. Elle s’attendait à rencontrer un promeneur. Ou peut être Lorkan. Après tout pourquoi pas, ils n’étaient pas partis dans les mêmes directions tout à l’heure mais cela arrivait parfois qu’ils se retrouvent par hasard. D’après le son qu’elle percevait, cela ne ressemblait pas à une proie quelconque … La démarche avait l’air de souffrir d’une certaine fatigue physique.  Elle attendit derrière un arbre, qui s’avérait être un érable. Dans le doute elle prit une flèche et l’installa tranquillement, au cas où elle devrait tirer dans la précipitation. S’appuyant sur le tronc, elle ouvrit son champ de vision un peu plus. 

Elle vit un homme … Assez singulier. Elle sortit de sa cachette, l’arme toujours prête mais au repos. Il avait l’air de recueillir quelque chose, il était difficile de deviner. Elle fut d’abord rassurée de voir un autre humain dans ces environs. C’était jusqu'à ce qu’elle aperçoive de loin un œil d’un jaune-rouge flamboyant, intense et mystérieux ...